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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

diable vous emporte ! Qu’est-ce que cous chantez avec vos devoirs ? Nous ne savons pas nous-même nous débrouiller convenablement dans la vie ! » Les apathiques, s’ils sont riches, « font bien les choses ». Ils habillent leurs enfants superbement, les nourrissent on ne peut mieux, leur donnent ses gouvernantes, puis des précepteurs, les envoient aux universités, mais ne s’en occupent pas autrement ; ils ne sont jamais là. Le jeune homme entre dans la vie complètement isolé ; il n’a jamais vécu par le cœur ; son cœur n’est en rien lié à son passé, à sa famille, à son enfance. Et encore celui-là c’est un riche. Y en a-t-il tant comme lui ? Il y a plus de pauvres que de riches, et ceux qui sont pauvres sont liés à tous les hasards par l’indifférence de leurs parents. La misère et les soucis de leurs parents laissent en eux de mornes images. Jusqu’à leur vieillesse ils se souviennent de l’incurie de leurs pères, des querelles de ménages, des reproches, des accusations, des malédictions même qui leur ont été jetées comme à des bouches inutiles. Et ce qui est pis encore, ils ont parfois à se rappeler les lâchetés de leurs pères, leurs bassesses pour obtenir un emploi ou de l’argent. Et pendant toute leur vie, les hommes élevés dans ces conditions sont portés à calomnier le passé parce qu’ils n’ont rien emporté de leur enfance qui puisse laver cette boue des souvenirs. Il en est même qui ne se contentent pas de garder en eux, la boue des souvenirs, mais semble prendre plaisir à faire provision de boue pour leur propre compte.

Il n’y a plus de croyances communes, plus de grandes pensées capables de faire naître le beau dans des souvenirs d’enfance. Jadis on a vu des cas où le père, même tombé aussi bas que possible, conservait dans le cœur quelque haute foi qu’il transmettait à ses enfants. Alors ceux-ci pouvaient oublier tout le reste pour ne se souvenir que de ce bienfait. Sans germe de beauté morale et civique, il est impossible d’élever une génération et de la lâcher dans la vie ! Mais eux, ils ont déjà perdu tout