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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

son ancienne physionomie, et la génération qui vient sera-t-elle de force à lui donner une physionomie nouvelle qui satisfasse les cœurs vraiment russe ? Des gens, pourtant très heureux, disent franchement que « la famille » n’existe plus en Russie dans la classe intelligente, c’est-à-dire en dehors du peuple. Et la famille dans le peuple n’appelle-t-elle pas une question ?

— Ce qui est incontestable, me dit mon interlocuteur, c’est que d’ici peu il va surgir bien des questions au sujet du peuple, une masse énorme de questions. Mais qui répondra au peuple, oui, qui est prêt à lui répondre ? Et c’est de toute première gravité.

L’émancipation des serfs qui fut un changement si brusques, toutes les réformes du reste, et particulièrement la diffusion de l’instruction (même sous sa forme la plus élémentaire), ont fait naître des quantités de questions. Et qui pourra répondre ? Quel est l’ordre le plus voisin du peuple ? Le clergé ? Mais il y a longtemps que le clergé ne répond plus aux questions du peuple. En dehors de quelques popes tout enflammés de ce même zèle qui enflammait le Christ, et qui ne vivent que pour leurs ouailles, combien n’y a-t-il pas d’ecclésiastiques trop capables de ne répondre à un interrogatoire qu’en dénonçant leurs questionneurs ? D’autres éloignent leurs fidèle par leurs exigences pécuniaires, et ce n’est pas ceux-là qu’on va consulter. On pourrait ajouter là-dessus bien des choses sur lesquelles nous reviendrons plus tard. — Ensuite, vous avez les instituteurs de village. Mais à quoi sont-ils bons ? Ne répondons pas encore à cette question trop grave. — De qui, alors le peuple obtiendra-t-il des éclaircissements accidentels, dans une visite à la ville, en chemin de fer, sur les routes, dans les marchés, des passants, des voyageurs, des vagabonds ou même d’anciens propriétaires terriens ? (Je laisse de côté, comme de raison, les fonctionnaires.) Oh ! naturellement, il y aura des tas de réponse, même peut-être plus que de questions, de bonnes, de mauvaises, d’intelligentes, de lucides, et chaque réponse fera naître trois questions nouvelles, — et cela ainsi crescendo. On arrivera au chaos.