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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

terrera ― (il se savait phtisique) ― on me jugera mieux, et l’on verra ce que l’on aura perdu. »

Pendant la dernière année de sa vie, je n’allai plus chez lui : il était fâché contre moi ; mais j’étais devenu un adepte passionné de ses doctrines.

Un an plus tard, à Tobolsk, comme nous étions, mes compagnons d’infortune et moi, dans la cour de la prison, attendant que l’on statuât sur notre sort, les femmes des Décembristes supplièrent le directeur de la maison d’arrêt de leur accorder une entrevue avec nous. Nous pûmes donc voir ces grandes martyres qui avaient suivi volontairement leurs maris en Sibérie. Elles avaient tout abandonné : rang, fortune, amitiés, famille, elles avaient tout sacrifié au devoir moral le plus haut qui soit. Absolument innocentes, elles avaient, pendant des vingt et vingt-cinq années, supporté tout ce que supportaient leurs maris, les condamnés.

Notre entrevue avec elles dura une heure : elles nous donnèrent leur bénédiction pour la route en faisant le signe de la croix et nous offrirent à chacun en présent un volume des Évangiles, seul livre autorisé par l’administration pénitentiaire. L’exemplaire qui me fut remis resta quatre ans sous mon oreiller, au bagne. Je le lisais parfois et le lisais aux autres détenus. À l’aide de ce livre, j’ai appris à lire à un forçat. Autour de moi étaient de ces hommes qui, selon la théorie de Bielinsky, n’eussent jamais pu ne pas commettre les crimes qu’on leur reprochait et qui étaient plus malheureux que les autres. Du reste, le peuple russe nomme tous les forçats « les malheureux », et mille fois j’ai entendu les gens nous désigner ainsi. Mais il y a peut-être une nuance entre l’idée populaire et l’idée de Bielinsky, plus semblable sans doute à celle qui dicte certains arrêts à nos jurés…

Mais mes quatre années de bagne furent pour moi un long temps d’école qui me permit de me faire une conviction en connaissance de cause. Et maintenant je voudrais justement parler de cela.