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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

La tâche de l’Allemagne est de protester. Je ne parle pas de la protestation de Luther qui devint le protestantisme. Je ne pense qu’au rôle de la puissance protestataire, continuellement occupée à protester, — et cela depuis Arminius, — contre le monde romain et contre tout ce qui a passé de la Rome ancienne à la Rome actuelle, et à tous les peuples qui ont été les héritiers de la civilisation romaine. Je suis bien certain que d’aucuns, parmi mes lecteurs, vont hausser les épaule et se mettre à rire : « Peut-on, en plein dix-neuvième siècle, dans le siècle des idées, dans le siècle scientifique, attacher pareille importance au catholicisme et au protestantisme ? C’est retarder de près de trois siècles ! S’il y a encore des gens religieux, on les conserve comme des curiosités archéologiques : ils sont catalogués et étiquetés. Ce sont des gens ridicules, des rétrogrades. Peut-on tenir compte d’êtres pareils, dans la politique mondiale ? »

Mais je répète que je ne m’occupe pas de la protestation religieuse, — du protestantisme, — que je ne m’arrête à aucune question de dogme. Je songe seulement qu’il y a une grande idée encore vivante, après vingt siècles, une idée qui se transforme sans cesse mais ne disparaît pas, en dépit de toutes les modifications, l’idée de l’union universelle des hommes, adoptée par tout l’occident de l’Europe, c’est-à-dire par tous les pays de culture latine. C’est de la Rome ancienne qu’elle est partie, de Rome qui a cru pouvoir la réaliser sous la forme d’une monarchie universelle. La grande entreprise s’est effondrée devant le catholicisme, sans que l’idée ait cessé d’exister, parce que c’est elle qui a fait la civilisation de l’Europe, et que c’est par elle que l’humanité vit. Ce n’est que la monarchie universelle romaine qui a péri ; elle a été remplacée par l’idée de l’union universelle en le Christ. Mais cet idéal nouveau a eu deux formes : l’une en Orient, l’autre en Occident. En Orient, on n’a jamais pensé qu’à l’union spirituelle parfaite de tous les hommes ; l’Occident romain-catholique, au contraire, voulait restaurer l’ancien empire de Rome, sous la souveraineté du Pape. Mais l’idée a encore