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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

rait la maman qui se serait cette fois longuement préparée à la dissuasion et le prendrait de haut avec moi.

— Oui, Madame, répondrais-je, et c’est une de ces vérités sur lesquelles on ne chicane pas. Mais ce que je disais du russe peut s’appliquer au français, n’est-ce pas ? Pour exprimer le fond de sa pensée en français, il faut être absolument maître de cet idiome. Eh bien, il n’y a qu’une seule condition qui permette de parler parfaitement une langue… Bon ! Je vois que je vous impatiente, que vous allez me reprocher de réciter mes propres paroles, de mémoire : je laisse cela. Ce n’est pas un thème pour dames… Je veux bien admettre qu’un Russe puisse s’approprier complètement la langue française, mais ce sera aussi à une condition : il faudra qu’il soit né en France, qu’il y ait grandi, qu’il se soit métamorphosé en Français. Vous souriez, mais je vous assure que l’émigration et la bonne parisienne n’y feront rien. Il n’est pas prouvé que votre chérubin soit un Tourguenev, n’est-ce pas ? Les Tourguenev sont rares, je vous fâche ? Allons, votre fils est un Tourguenev et même trois Tourguenev fondus en un seul individu, mais…

— Mais, interromprait la dame au fait, voyons. Est-il nécessaire qu’un diplomate soit aussi fort que cela ? Les relations font plus que le génie. Mon mari…

— Vous avez raison, Madame, interromprais-je à mon tour, les relations peuvent beaucoup, mais, laissant le plus possible de côté votre mari, j’ajouterai qu’un peu d’esprit, tout au moins, joint aux relations ; ne gâte rien. Toutefois je vous concéderai qu’il y a des diplomates d’une bêtise remarquable. Les relations procurent des places, soit ! mais après ? Votre chérubin fait ses études dans les grands restaurants de nuit, noce avec de jeunes cocottes en compagnie de vicomtes étrangers et de comtes russes, mais après ?… Il sait toutes les langues et, par conséquent, aucune. N’ayant pas d’idiome propre, il ne saisit que des morceaux des idées et des sentiments de toutes les nations. Son esprit doit être dans un absolu état de gâchis, si j’ose m’exprimer ainsi. Il devient diplomate, bien ! Mais, pour lui, l’histoire des nations est une plaisanterie quelconque. Il ne soupçonne pas de quoi vivent