Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/467

Cette page a été validée par deux contributeurs.
463
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

un jour que son cœur débordait de joie. Quelle n’est pas son atroce surprise quand, un mois plus tard, un petit employé d’une autre administration, un homme méchant, sournois, silencieux, lui jette à la figure, au cours d’une querelle insignifiante, que lui, — le petit employé, — a suffisamment de moralité pour être incapable d’écrire des lettres anonymes. « comme le font certains messieurs ». Il se réconcilie avec ce mince fonctionnaire, fait même des bassesses pour rentrer en faveur auprès de lui, le confesse et croit pouvoir admettre qu’il ne sait presque rien. Mais s’il en sait plus long qu’il n’en avoue ? Vers la même époque un bruit court parmi les employés du ministère où notre héros est appointé. On assure que quelqu’un écrit des lettres injurieuses aux agents supérieurs et que ce quelqu’un est un employé. Le malheureux épistolier s’inquiète, ne dort plus la nuit, se ronge d’anxiété. On peut peindre très vivement le supplice que son angoisse lui fait endurer. Au bout de quelque temps il est persuadé que tout le monde sait que c’est lui ; qu’on ne se tait encore que pour une raison mystérieuse ; qu’on lui réserve quelque châtiment épouvantable. Il en devient presque fou : « Les méchantes gens ! » pense-t-il. « Ils savent tout ; c’est de cela qu’ils chuchotent quand je passe… Ils connaissent la résolution déjà prise contre moi, écrite et signée, là-bas, dans le cabinet du ministre. Et ils affectent d’ignorer ! Ils veulent voir comment on va s’y prendre avec moi ! »

Et voici qu’il a, par hasard, un document quelconque à porter dans le cabinet du ministre. Il entre, il met respectueusement le papier sur le bureau ; le général est occupé et ne fait pas attention à lui ; notre épistolier va sortir, il a la main sur la clef quand, soudain, sans plus savoir comment c’est venu que s’il avait roulé dans un précipice brusquement ouvert sous ses pas, il tombe aux pieds du général, sans avoir eu, une seconde auparavant, la moindre intention de le faire. « Puisque je suis perdu, mieux vaut tout avouer moi-même ! » Et il parle : « Excellence ! Je vais vous dire tout ! » Et, les mains jointes, il supplie le ministre, qui n’y comprend rien ; il s’accuse en tremblant ; et le ministre ignorait tout !