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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


Dans ce dialogue, Bielinsky se montrait remarquablement intelligent et fin. M. B., son contradicteur, avait un rôle moins brillant.

Quand mon hôte eut terminé sa lecture, il me demanda, non sans une pointe d’anxiété :

— Eh bien ! qu’en penses-tu ?

— C’est excellent, excellent, lui répondis-je, et tu as su te faire voir aussi intelligent que tu l’es. Mais quel plaisir pouvais-tu avoir à perdre ton temps avec un pareil imbécile ?

Bielinsky se jeta sur le divan, enfouit son visage dans un coussin, puis s’écria en pouffant de rire :

— Je suis tué ! Je suis tué !


II


LES HOMMES D’AUTREFOIS



Cette anecdote sur Bielinsky me rappelle maintenant mes premiers pas sur le terrain littéraire. Dieu sait s’il y a longtemps de cela ! Je parle d’une époque plutôt triste pour moi. Mieux que de tout, je me souviens de Bielinsky lors de notre rencontre à tous deux. Souvent je me remémore à présent les hommes d’autrefois, sans doute parce que je suis bien forcé de fréquenter les hommes d’aujourd’hui. Je n’ai jamais, de ma vie, rencontré un être aussi enthousiaste que ce Bielinsky. Herzen était tout différent. Un vrai produit de notre aristocratie : Gentilhomme russe et citoyen du monde avant tout, il personnifiait un type humain qui n’est apparu qu’en Russie et qui ne pouvait apparaître ailleurs. Herzen n’a pas émigré volontairement ; il n’a pas inauguré l’émigration russe. Non, il est né émigrant. Tous ceux qui appartiennent, chez nous, à sa catégorie d’esprits, sont nés comme cela : émigrants. Pendant les cent cinquante ans de vie seigneuriale