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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Où ils rirent, c’est quand je leur racontai mes songes. Ils me dirent qu’on ne voyait pas de semblables choses en rêve ; que, sans le savoir, innocemment, j’avais inventé tout cela, que je m’abusais moi-même, que tous les détails je les avais, dans un délire, fabriqués de toutes pièces. Quand je leur dis que c’était peut-être en réalité, mon Dieu ! comme ils m’ont ri au nez ! Et comment puis-je ne pas croire que tout cela était ? Peut-être cela était-il mille fois mieux, plus joyeux que je le raconte. Que cela soit un rêve, mais je vous dirai un secret : tout cela n’est peut-être pas un rêve ? Car, ici, il est arrivé quelque chose vrai jusqu’à telle horreur qu’on ne pourrait le voir en rêve. Jugez vous-mêmes. Jusqu’à présent je l’ai caché, mais maintenant je raconterai cette vérité : le plus terrible, c’est qu’ils réfléchirent trop à tout cela, c’est moi qui, par mes récits, les ai corrompus. Oui, hélas je les ai corrompus !


V


Oui, c’est moi qui fus la cause de leur chute : je fus le ferment mauvais qui contamina une multitude d’êtres. Je fus pareil à une trichine immonde, à un germe de peste. Je corrompis cette terre innocente, si heureuse avant mon arrivée.

Les hommes de la belle terre de l’amour apprirent à mentir et se complurent dans leurs mensonges. Ils leur trouvèrent de la beauté. Ils introduisirent le mensonge dans l’amour, et bientôt, dans leurs cœurs, naquit la sensualité, qui engendra la jalousie, qui fut mère de la férocité…

Oh ! je ne me souviens pas quand au juste, mais très peu de temps après qu’ils eurent pris goût au mensonge, le premier sang criminellement versé coula. Ils s’étonnèrent, s’effrayèrent et prirent l’habitude de vivre à l’écart les uns des autres. De petits groupes d’alliés se formèrent, mais pour menacer d’autres groupes. Les haines éclatèrent.