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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

à leur sujet, des choses au-dessus de mon entendement ; en tout cas je fus convaincu qu’ils s’entretenaient avec elles plus matériellement que par une transmission de pensée. Ces hommes ne s’impatientaient pas de mon incompréhension. Ils m’aimaient tel que j’étais, mais je sentais qu’eux, non plus, ne me comprendraient jamais, et c’est pour cela que je leur parlais le moins possible de notre terre.

Je me demandais parfois comment des hommes si supérieurs à moi n’arrivaient pas à m’humilier par leur perfection, comment, à un mauvais être comme moi, ils n’inspiraient aucune jalousie. Et pourquoi, me disais-je, moi, le verbeux et le vantard, n’ai-je point l’idée de les étonner en leur révélant mon genre de savoir, dont ils n’ont pas la moindre idée ?

Ils étaient vifs et gais comme des enfants. Ils se promenaient dans leurs belles forêts, dans leurs douces clairières, en chantant leurs belles et douces chansons ; leur nourriture ne consistait qu’en fruits de leurs arbres, en miel des bois et en lait de leurs amis les animaux. Ils n’avaient que peu à faire pour se procurer des aliments et des vêtements. Ils connaissaient l’amour matériel, car des enfants naissaient chez eux, mais jamais je ne les ai vus tourmentés de ce féroce désir de volupté qui torture les pauvres hommes de notre globe, et qui est la source de tous nos péchés. Ils étaient heureux de voir naître des enfants qui seraient pour eux de nouveaux compagnons appelés à partager leur félicité.

Entre eux, jamais de disputes ni de jalousie ; ils ne comprenaient même pas ce que ce dernier mot voulait dire. Leurs enfants appartenaient à tous, car ils n’étaient tous qu’une seule et même famille.

Il n’y avait pour ainsi dire pas de maladies chez eux, bien qu’ils connussent la mort ; mais leurs vieillards mouraient doucement, comme en s’endormant, entourés d’amis qui leur disaient adieu, sans tristesse, avec de doux sourires, au contraire. Douleur et larmes étaient des termes ignorés. On ne constatait partout que de l’amour, de l’amour qui ressemblait à de l’extase.

Ils s’entretenaient certainement avec leurs défunts. Les