Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/436

Cette page a été validée par deux contributeurs.
432
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

IV


LE RÊVE D’UN DRÔLE D’HOMME
(RÉCIT FANTASTIQUE)


I


Je suis un drôle d’homme. Maintenant, on me traite de fou. Ce serait pour moi une sorte d’avancement en grade, si je ne continuais à passer pour aussi drôle qu’auparavant.

Il faut dire qu’aujourd’hui je ne me fâche plus des plaisanteries. Je suis plutôt amusé quand on rit de moi. Je rirais même franchement, comme les autres, si je ne voyais avec tristesse que les moqueurs ne connaissent pas la Vérité, que je connais, moi. Et il est bien pénible d’être seul à connaître la Vérité. Mais ils ne comprendront pas ; non ! ils ne comprendront pas !

Naguère, je souffrais beaucoup de sembler drôle à tout le monde. Je ne faisais pas que « sembler drôle, je l’étais. J’avais été drôle depuis ma naissance et, dès l’âge de 7 ans, je savais que j’étais drôle. Plus j’ai appris à l’école, plus j’ai étudié à l’Université, plus j’ai été convaincu que j’étais drôle. Si bien que toutes les sciences que j’ai apprises n’avaient pour but, et n’ont eu pour résultat, que de me conforter dans cette idée que j’étais drôle.

Il en était de même dans la vie courante que dans mes études. Chaque année, j’étais plus conscient de ma drôlerie, de ma bizarrerie à tous les points de vue. Tout le monde se moquait de moi, mais personne ne se doutait qu’il y avait un homme qui savait, mieux que n’importe qui, que j’étais drôle, et que cet homme c’était moi. Ce fut par ma faute, du reste, qu’on ne le sut pas.