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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

dions qu’un prétexte pour reculer ; que nous supplions même l’Europe de nous fournir ce prétexte. Voilà quelles étaient les convictions de nos « sages ». Toute l’Europe s’écria ! « La Russie se meurt ! La Russie n’est plus rien, ne sera jamais plus rien. » Les cœurs de nos ennemis tressaillirent d’aise ; et tressaillirent d’aise les cœurs de millions de juifs européens et de chrétiens judaïsants ; et plus que tout autre tressaillit d’aise, le cœur de Beaconsfield. On lui promettait que la Russie supporterait tout, les avanies, les affronts, sans vouloir jamais se déterminer à faire la guerre. Tous se réjouirent de penser que la Russie n’avait aucune importance. Ils ne remarquèrent pas le principal : l’alliance du Tzar avec son peuple. Ils n’ont omis rien que cela !

À présent ils affirment sans rire que le patriotisme est né chez nous du manifeste du Tzar. Ils ne comprennent rien à la Russie ! Ils ne saisissent pas que même si nous perdons quelques batailles, nous vaincrons, malgré tout grâces à l’unité de l’esprit populaire et à la conscience populaire : nous ne sommes pas la France, qui est toute dans Paris ; nous ne sommes pas l’Europe qui dépend entièrement des bourses de sa bourgeoisie et de la tranquillité de ses prolétaires, achetée pour une heure au prix d’énormes efforts accomplis par ses gouvernements. Ils ne savent pas que ni les juifs européens et leurs millions ni les multitudes de soldats de toutes les puissances coalisées ne pourront nous obliger à faire ce que nous ne voulons pas faire et qu’il n’y a pas une force comme la nôtre sur ce globe.

Le malheur, c’est, que ces paroles feront rire non seulement en Europe mais chez nous. Quelques uns de nos compatriotes, intelligents et avisés en n’importe quelle autre circonstance, méconnaissent entièrement l’esprit et la puissance de leur pays. Et pourtant la tactique européenne ne peut rien contre nous. Sur notre terre russe, qui diffère tant du reste de l’Europe, la tactique a dû progresser dans une direction toute autre, et toutes les armées de l’Europe se heurteraient chez nous à une force insoupçonnée ; et que faire contre notre sol illimité et l’union entière du peuple russe ? Il est triste que