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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

d’hui, un principe tout à fait chinois : il vaut mieux ici aussi ne pas être trop intelligent. Autrefois, par exemple, dans notre pays, l’expression « je ne comprends rien » entachait d’une réputation de bêtise celui qui s’en servait. À présent elle fait grand honneur à celui qui l’emploie. Il suffit de prononcer les quatre mots précités d’un ton assuré, voire même fier. Un monsieur vous dira orgueilleusement : « Je ne comprends rien de rien à la religion, rien de rien à la Russie, rien de rien à l’Art… », et aussitôt on le mettra sur un piédestal. Nous sommes des Chinois, si vous voulez, mais dans une Chine sans ordre. Nous commençons à peine l’œuvre que la Chine a accomplie. Nous parviendrons au même résultat, c’est certain ; mais quand ? Je crois que pour en venir à accepter comme code moral les deux cents volumes du Livre des Cérémonies, afin d’avoir le droit de ne réfléchir à rien, il nous faudra encore au moins mille ans de réflexions inintelligentes et désordonnées ; il est possible cependant que nous n’ayons qu’à laisser aller les choses sans réfléchir du tout, car dans ce pays-ci, lorsqu’il arrive qu’un homme veuille exprimer une pensée, il est abandonné de tous. Il ne lui reste plus qu’à rechercher une personne moins antipathique que la masse, — à la louanger et à ne causer qu’avec elle seule, au besoin à éditer un journal pour cette personne seule. Je vais plus loin : Je soupçonne le Citoyen de parler tout seul pour son propre plaisir. Et si vous consultez les médecins, ils vous diront que la manie du monologue est un signe certain de folie.

Et voilà le journal que je me suis chargé d’éditer !

Allons ! Je causerai avec moi-même pour mon propre plaisir ! Advienne que pourra !

De quoi parler ? De tout ce qui me frappera, de tout ce qui me fera réfléchir. Tant mieux si je trouve un lecteur et, si Dieu le veut, un contradicteur. Dans ce dernier cas, je serai forcé d’apprendre à causer et de savoir avec qui et comment je dois causer. Je m’y appliquerai, parce que pour nous autres, littérateurs, c’est ce qu’il y a de plus difficile. Les contradicteurs sont de différentes espèces : on ne peut pas argumenter avec tous de la même façon.