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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

tant d’œuvres à entreprendre qu’il trouvera toujours à faire et réussira. Vous serez récompensé par l’amour de tous. Maintenant que personne ne vienne vous dire : vous devez œuvrer même sans l’espoir d’être aimé, rien que pour votre propre défense, car, si vous ne vouliez pas travailler, on vous y contraindrait par la force. Ce ne sont pas de telles convictions que l’on doit faire germer en Russie. Que tous s’écrient, au contraire : « Mon frère, je veux travailler pour toi et pour tous, selon mes faibles capacités, je ne le ferai pas pour me trouver quitte envers toi et envers les autres, mais parce que je suis heureux de contribuer à ton bien-être et au bien-être général, parce que je t’aime et que je vous aime tous ! »

Si tous les hommes parlent ainsi, ils deviendront réellement, frères non plus seulement par intérêt, mais par amour vrai.

Ou me dira que tout cela est de la fantaisie, que cette « solution russe » du problème est le « Règne du Ciel », et ne pourra se réaliser que dans le Ciel, si on travaille là-haut. Les Stivas se mettraient dans une belle colère si le Règne du Ciel arrivait ! Mais très sérieusement, il y a bien moins de fantaisie dans cette solution que dans la solution européenne. En Russie, avec les « Vlass » et d’autres, nous avons pu déjà entrevoir l’ « homme futur » de chez nous ; ou l’a-t-on seulement soupçonné en Europe ? J’ai une foi infinie en nos « hommes futurs » ; jusqu’à présent, ils sont terriblement disséminés, mais ils cherchent tous la vérité, et s’ils parvenaient à la voir clairement ils seraient prêts à lui sacrifier leur vie. Vous verrez que, dès que l’un d’eux sera entré dans le vrai chemin, tous le suivront et défricheront avec lui nos terres vierges. Qu’un seul donne l’exemple, et tous iront de l’avant.

Qu’y a-t-il là de si utopique ? — Vous nous direz que nous sommes actuellement très pervertis, que nous sommes veules et nous raillons de nous-même. Mais il ne s’agit pas de nous, tels que nous sommes aujourd’hui, mais bien du peuple de demain. Le peuple est plus pur de cœur que l’on ne croit, il n’a besoin que d’instruction.