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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


Si Lévine ne va pas ramasser des offrandes pour achever de construire le temple, il fera certainement quelque chose d’analogue, et avec la même ferveur. Les hommes de cette catégorie ont, malgré tout, en eux, un énorme besoin de vérité. Oh ! leur intolérance est aussi grande ! Mais je tiens à dire qu’ils sont bien plus attirés par le vrai que par les phrases. Ils sont de plus en plus nombreux chez nous depuis vingt ans. Ils appartiennent à toutes nos classes sociales, à tous nos partis : on en trouve parmi les nobles et les prolétaires, les ecclésiastiques et les incroyants, les riches et les pauvres, les savants et les ignorants, les vieillards et les fillettes, les Slavophiles et les Occidentaux.

On me dira peut-être que j’exagère follement, qu’il n’y a pas chez nous tant de gens lancés à la recherche de l’honnêteté. Je déclare, cependant, que ces gens existent à côté des corrompus et des jouisseurs ; que ce sont eux qui sont l’avenir de la Russie ; qu’il est impossible dès à présent de ne pas les voir à l’œuvre.

L’artiste, en rapprochant l’égoïste Stiva, cet échantillon d’une espèce destinée à disparaître, de l’homme nouveau Lévine, a comme symbolisé la société russe. Ce que l’auteur a parfaitement compris aussi, c’est que ces questions sont neuves en Russie, et qu’en les abordant, les deux gentilshommes paient leur tribut à l’Europe. Lévine confond un peu, d’abord, la solution chrétienne avec le « droit historique ».

Pour être plus clair, imaginez un peu le tableau suivant :

Debout, pensif, après sa conversation avec Stiva qui l’a plus troublé qu’il n’a voulu le dire, Lévine songe douloureusement à résoudre honnêtement la question qui le préoccupe : « Oui, pense-t-il tout haut, encore indécis, Oblonsky avait raison hier : nous mangeons, nous buvons, nous allons à la chasse, nous ne travaillons jamais, tandis que le pauvre peine toujours. Pourquoi cela ? Oui, Stiva est dans le vrai : je dois partager mon bien entre les pauvres et travailler avec eux. »

Près de Lévine se trouve un pauvre qui lui dit : « C’est en effet ton devoir de nous donner tes biens et d’aller travailler. » Lévine ne se trompera pas, et le pauvre dira