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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

vrai que ce sont des gentilshommes de la très haute société, qui ont péroré au Club Anglais, qui lisent les revues… Mais le seul fait que l’utopie socialiste devient un sujet de conversation entre des hommes qui sont loin d’être des professeurs et des spécialistes, entre un Oblonsky et un Lévine, est un symptôme très curieux de l’état d’esprit actuel en Russie. Le second trait caractéristique est le suivant : celui des deux interlocuteurs qui inclinerait jusqu’à un certain point vers les nouvelles idées, qui semblerait s’intéresser plus que l’autre au prolétaire, est un homme qui ne donnerait pas un sou pour améliorer le sort du travailleur, qui, au contraire, dépouillerait ce dernier, le cas échéant. Remarquez que les Stiva, les Stépane Arkadievitch sont toujours les premiers à consentir à des concessions. Celui-ci a tout déserté, a condamné l’ordre chrétien, la famille, et cela ne lui a rien coûté. Il y a encore une phrase remarquable dans cet entretien : « De deux choses l’une : ou tu reconnais que l’organisation sociale est juste et tu défends les droits, ou tu avoues comme moi que tu jouis d’un privilège et que tu en jouis avec plaisir. » Ce qui se passe ne regarde pas Stiva ; il reconnaît qu’il agit mal, mais il continuera ses petits errements pour son plaisir. Il est tranquille parce qu’il a encore de l’argent ; quand il n’en aura plus, il se fera valet de cœur. Ça c’est malheureusement très russe. Notre maxime à la mode est : Après moi le déluge !

Ce qu’il y a de plus intéressant là-dedans, c’est qu’auprès d’Oblonsky, nous trouvons un autre type de l’aristocratie russe tout aussi répandu que le type Stiva. Celui-ci représente une certaine forme de notre cynisme. Les représentants de ce type vous diront tout comme lui : L’essentiel pour moi, c’est de ne pas me sentir coupable. Ils sont cyniques mais honnêtes, leur conscience avant tout. Du reste, ce même homme, plus tard, quand il aura pu décider du juste et de l’injuste, deviendra semblable au « Vlas » de Nékrassov qui distribue sa fortune dans une crise d’attendrissement.


« Et s’en alla recueillir des aumônes pour achever la construction du temple de Dieu… »