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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

mande cela, que si je voulais restituer je ne saurais qui m’adresser.

— Donne-la à ce paysan-là : il ne refusera pas.

— Mais comment vais-je m’y prendre ?

— Je n’en sais rien, mais tu es convaincu que tu n’es pas dans ton droit ?

— Voilà ! C’est que je ne suis pas du tout convaincu de ce que tu dis, je sais au contraire, que je n’ai pas le droit de donner, que j’ai des devoirs envers la terre et envers la famille.

— Permets ; si tu crois qu’il y a là une injustice, tu dois agir conformément à ta conscience.

— J’agis mais négativement : je ne cherche pas à augmenter encore ma part au détriment de la sienne…

— Tu es paradoxal… mon cher ; de deux choses l’une : ou tu reconnais que l’organisation sociale actuelle est juste et tu défends tes droits, ou tu avoues comme moi que tu jouis d’un privilège et que tu en jouis avec plaisir.

— Si c’était un privilège injuste… je ne saurais pas en jouir avec plaisir. L’essentiel pour moi, c’est de ne pas me sentir coupable…

II


L’ACTUALITÉ


Telle est leur conversation ; et voyez à quel point elle est actuelle. Et combien de traits caractéristiques et purement russe ! — D’abord ce genre de pensées était tout nouveau en Europe, il y a quarante ans ; Saint-Simon et Fourier étaient encore peu connus ; chez nous il n’y avait qu’une cinquantaine d’hommes qui fussent au courant de ces idées. Et voici que tout à coup des gentilshommes terriens causent de ces questions, la nuit, dans une grange, avec une certaine compétence, pour en venir à condamner tout nouveau régime social. Il est