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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

mettra la chaîne au cou. Autrefois, pour payer ses dettes de jeu ou rémunérer ses maîtresses, il lui est arrivé de vendre de ses paysans. Mais de tels souvenirs ne l’ont jamais gêné. Il a tout oublié. Quoiqu’il soit un aristocrate, il ne compte plus sa noblesse pour rien depuis l’émancipation. Parmi les hommes il ne connaît que celui dont il a besoin, le fonctionnaire influent ou le ploutocrate. Le banquier et le constructeur de chemins de fer sont devenus des puissances et, tout de suite, il est allé à eux.

Sa causerie avec Lévine, son parent et son ami, a même commencé par des reproches de ce dernier à ce sujet. Lévine est aussi un propriétaire rural mais d’un type tout différent : il vit sur son domaine et le fait valoir lui-même. Oblonsky ne fait que rire de ce qu’il considère comme des divagations. La causerie a lieu à la chasse par une nuit d’été. Les chasseur sont entrés pour se reposer dans une grange du paysans et sont étendus sur de la paille. Oblonsky croit démontrer à Lévine que son mépris pour les spéculateurs industriels, pour leurs intrigues et leurs gains trop rapides, provient de sots préjugés ; que ces gens d’argent sont des hommes comme les autres, qu’ils travaillent comme tout le monde et montrent la vraie voie à suivre.

— Mais leurs bénéfices sont hors de proportion avec leur dépense de travail, dit Lévine.

— Et qui fixera les proportions ? répond Oblonsky.

— Je reçois un traitement plus fort que le chef de bureau que j’ai sous mes ordres, et il connaît mieux les affaires que moi… — Et ce que tu touches pour ton travail dans ton exploitation agricole ? — Quand tu as cinq mille roubles de gain, le paysan met-il plus de cinquante roubles dans sa poche ? Tu te trouves vis-à-vis de lui dans la même situation que moi vis-à-vis de mon chef de bureau. Est-ce plus honnête ?

— Permets, réplique Lévine, je sens bien que c’est injuste, mais…

— Oui, tu le sens, mais tu ne lui donneras pas la propriété, interrompit Stépane Arkadievitch, taquinant Lévine.

— Je ne la donne pas parce que personne ne me de-