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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Puis le roman traine encore ; mais, à mon grand étonnement, j’ai trouvé dans la sixième partie de l’ouvrage une scène vraiment « actuelle », une scène nullement parasitaire, nullement voulue, faite exprès, mais sortie du fond même du roman, de son « fond artistique ». Néanmoins, je répète que je fus étonné car je ne croyais pas que l’auteur dût mener ses héros aussi loin dans leur évolution. Il est vrai que le roman eût été incomplet sans cela ; il eût peint un coin de vie, mais en omettant l’essentiel, le plus grave… Mais je me lance dans la critique, malgré mon intention formelle… Je ne voulais pourtant que vous montrer une scène très importante à cause des deux personnages qui y jouent un rôle et du point de vue auquel l’auteur se place pour voir ces deux personnages.

Ils sont tous deux nobles, nobles de vieille souche, propriétaires terriens depuis des siècles, anciens possesseurs de serfs, car l’auteur les prend après l’émancipation. Après cette émancipation que deviendra la vie sociale des gentilshommes russes ? L’auteur a, en partie, résolu la question car les deux types qu’il a choisis sont représentants de deux catégories bien tranchées de nobles ruses. L’un d’eux, Stiva Oblonsky, est un épicurien égoïste qui vit à Moscou, un membre du Club Anglais de cette ville. On considère généralement les hommes de cette catégorie comme d’innocents et aimables viveurs qui ne gênent personne, comme des gens d’esprit qui savent vivre pour leur plaisir. — Ils ont parfois une famille nombreuse et sont aimables avec leur femme et leurs enfants, mais pensent très peu à eux. Ils ont un goût très vif pour les femmes légères, tout au moins pour celles qui sont décoratives et à la mode. Ils sont peu instruits, mais aiment ce qui est beau, l’Art et le reste, et ont l’habitude de causer de tout.

Depuis l’émancipation des paysans, ce noble a tout de suite vu où il allait : il a su évaluer, supputer, et a conclu qu’il lui resterait toujours d’assez fortes bribes d’opulence. Après lui, le déluge ! Du sort de sa femme et de ses enfants, il n’a cure. Grâce à ses débris de fortune et à ses relations, le sort d’un cœur lui est épargné. Mais que sa fortune disparaisse complètement, et il se