Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/379

Cette page a été validée par deux contributeurs.
375
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Voici trente ans que j’écris, et maintes fois, pendant ces six lustres, j’ai pu faire une observation assez curieuse : tous nos critiques, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, plus ou moins solennels, plus ou moins badins, répètent à chaque instant, avec amour, des phrases dans le genre de celles-ci : « Dans ce temps où la littérature russe est en pleine décadence, — « dans ce temps de stagnation pour la littérature russe », — « notre temps funeste à la littérature », — « en explorant le désert de la littérature russe », — etc. La même pensée est exprimée de mille façons. Or ces quarante dernières années ont vu éclore les dernières œuvres de Pouschkine, ont connu les débuts et la fin de Gogol ; c’est dans cette période qu’ont écrit Lermontov, Ostrovsky, Tourguenev, Gontcharov, et j’oublie une dizaine d’autres littérateurs pleins de talent. Jamais en un si court espace de temps, dans l’histoire d’aucune littérature, n’ont surgi tant d’écrivains de valeur. — Et pourtant, ce mois-ci j’ai encore lu des jérémiades sur la stagnation de la littérature russe. Du reste, ce qui précède n’est qu’une simple remarque personnelle sans aucune importance.

Des Terres Vierges, naturellement, je ne dirai rien. Tout le monde attend la seconde partie. La qualité artistique des œuvres de Tourguenev est incontestablement haute. Je ne ferai qu’une observation. À la page 92 du roman publié dans le Messager de l’Europe, il y a quinze ou vingt lignes dans lesquelles me parait concentrée toute l’idée de l’œuvre, en même temps que se fait jour l’opinion de l’auteur sur son sujet.

Malheureusement, cette opinion me semble tout à fait erronée et je n’y souscris pas.

Dans ce passage, Tourguenev dit quelques mots de Solomine, l’un des personnages du roman, et c’est là que je ne suis pas d’accord avec lui.

J’ai lu les Dernières Chansons de Nékrassov dans le numéro de janvier des Annales de la Patrie. Des chansons passionnées et de l’inachevé comme toujours chez Nékrassov, mais quels gémissements douloureux de maladie ! Notre poète est gravement atteint. Il me l’a dit lui-même ; il voit clairement son état. Il souffre atroce-