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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

serfs, partaient pour Paris, où ils publiaient des revues socialistes, et nos Roudine mouraient sur les barricades. Nous avions tellement perdu contact avec l’élément national vrai que nous ne comprenions plus à quel point la doctrine socialiste est étrangère à l’âme du peuple russe, inapplicable au Russe. Mais à ce moment nous ne reconnaissions aucun « caractère » au peuple. Nous oubliâmes même de penser qu’il pouvait en avoir un. Nous nous figurions qu’il accepterait aveuglément n’importe quelle théorie imposée par nous. Mais il courait toujours chez nous les anecdotes les plus ridicules sur les moujiks. Nos hommes de « l’humanité universelle » demeurèrent des seigneurs pour leurs serfs bien longtemps après l’émancipation.




Les résultats de nos prouesses ne furent pas des plus heureux : l’Europe entière nous regarda avec une ironie peu déguisée et prit en pitié nos plus éminents penseurs. Les Européens ne voulurent pas plus qu’avant admettre que nous fussions des leurs. « Grattez le Russe, disaient-ils, et vous trouverez le Tartare. » Et cette opinion a encore force de loi : Nous leur avons fourni un proverbe.

Plus nous avons, pour leur complaire, méprisé notre nationalité, plus ils nous ont dédaignés eux-mêmes. Nous nous humiliions devant eux, nous leur confessions timidement nos aspirations européennes, et eux, après nous avoir écoutés non sans hauteur, nous jetaient à la figure que nous les avions « mal compris ». Ils s’étonnaient que des Tartares aussi accusés que nous ne pussent consentir à demeurer des Russes. Et nous, nous ne savions pas leur expliquer que notre ambition était justement de sortir du rôle de Russes quand nous aspirions à être des hommes universels ».

Et savez-vous ce qu’ils ont compris, à la fin, quand ils ont remarqué que nous saisissions leurs idées alors que les nôtres leur étaient fermées, que nous parlions toutes les langues quand ils ne parlaient que la leur, que