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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

déclarer que toutes les nations européennes ont travaillé ensemble à l’établissement de la civilisation. Je me garderai bien de taxer de mauvaise foi l’affirmation de ces hommes illustres. Je dirai simplement que ces penseurs, sans vouloir tromper les autres, se sont abusés eux-mêmes et que, tout au fond de leur conscience, ils continuaient involontairement à croire, comme la masse des peuples, que leur nation, a chacun d’eux, avait toujours marché de l’avant tandis que les autres se contentaient de la suivre. La France, par exemple, a subi de grands revers, sa défaite l’a profondément atteinte. Pourtant elle continue à être persuadée qu’elle — et elle seule — sera le salut du monde grâce à la forme de socialisme qu’on a préconisée chez elle. Nous sommes convaincus que ce socialisme est faux et insensé, mais ce n’est pas de sa qualité qu’il s’agit, mais bien de l’influence qu’il exerce. Cette doctrine montre une surprenante vitalité ; ses partisans ne connaissent pas l’angoisse et le découragement qu’existent chez leurs compatriotes opposés aux idées nouvelles.

De l’autre côté du détroit, étudiez les Anglais, aristocrates ou plébéiens, lords ou travailleurs, savants ou ignorants. Vous ne tarderez pas à constater que n’importe quel Anglais à la prétention d’être Anglais avant tout, dans toutes les phases de sa vie privée, ou publique et s’imaginera que, s’il a quelque amour pour l’humanité en général, c’est uniquement parce qu’il est Anglais.

On me dira que, si l’on admet mon affirmation, une pareille fatuité nationale est humiliante pour les grands peuples ; que leur égoïsme rétrécit leur action et les transforme en grotesques hordes de chauvins. On ajoutera que des idées aussi absurdement vaniteuses devraient être extirpées par la raison qui détruit les préjugés. Supposons un instant que vous ayez raison sous cette forme, mais considérons la question à un autre point de vue, et vous verrez que ce chauvinisme n’est nullement humiliant, mais bien plutôt tout le contraire. Qu’importe qu’un très jeune homme rêve de devenir plus tard un héros. Un semblable rêve peut être vaniteux, mais il sera plus vivifiant qu’un éternel idéal de prudence. Que pensez-vous d’un adolescent qui, dès l’âge de quinze ans, préfère