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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

du jour. On la prononce même avec une espèce de fierté, d’un ton d’importance. On se dresse une sorte de piédestal à l’aide de cette petite phrase et chose comique, on ne rougit aucunement de s’en être offert un à si bon compte. C’est un indice de profondeur que de dire à présent : « Je ne comprends rien à Raphaël », ou bien : « J’ai lu toutes les œuvres de Shakespeare et n’y ai rien trouvé de si étonnant ! » En parlant ainsi on a accompli une sorte d’exploit moral. Shakespeare et Raphaël ne sont peut-être pas les seuls à subir ce genre d’incompréhension.

Cette observation, que j’ai reproduite quant au sens, mais en en changeant peut-être les termes, me parait assez juste. En vérité la fierté des ignorants devient chose démesurée. J’ai remarqué que même en matière littéraire, même dans l’appréciation des détails de la vie privée, on se spécialise de plus en plus. La compréhension générale n’est plus de mode.

Je vois, des gens discuter l’écume aux lèvres à propos d’un écrivain qu’ils avouent n’avoir jamais lu : « Ce littérateur, diront-ils plus tard, n’entre pas dans mon genre d’idées ; il n’écrit que des bêtises ; je ne lis pas de pareils bouquins ! » Cette intolérance est bien de notre temps, surtout de ces vingt dernières années. Elle s’étale avec une bravoure impudente. On voit des hommes d’une instruction nulle se moquer de gens instruits, à leur nez, à leur barbe. Tout se simplifie exagérément, comme je le disais plus haut.

Par exemple le sentiment de l’allégorie, de la métaphore, commence à se perdre, généralement parlant. On ne comprend plus davantage la plaisanterie, l’humour, — et ceci, selon la très juste appréciation d’un écrivain allemand, — est un des plus forts indices de l’abaissement mental d’une époque. De nos jours nous assistons au règne des gens lugubres et obtus. Vous croyez que je ne parle que des jeunes et des libéraux ? J’en dis autant pour les vieillards et les conservateurs. Comme pour imiter les jeunes (qui ont, d’ailleurs, des cheveux gris), apparurent, il y a vingt ans environ, des conservateurs bizarres et simplistes, vieillards fougueux et irrités qui ne voulaient rien comprendre à la génération nouvelle.