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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

nilova simplement accusée et non plus condamnée, forçate ; elle redevient la femme légitime de son mari. L’espoir luit encore une fois pour elle. Dieu veuille que cette jeune âme, qui a déjà tant souffert, ne soit pas définitivement brisée par une nouvelle condamnation ! On n’a pas le droit de bouleverser ainsi une âme humaine. Ce serait aussi cruel que le fait de détacher un homme qui attend d’être fusillé, de lui donner l’espoir, de lui ôter le bandeau qui recouvre ses yeux, de lui montrer de nouveau le soleil, puis de le rattacher cinq minutes après en face des fusils rebraqués. N’accordera-t-on aucune attention à cette circonstance que l’accusée était enceinte lors de l’accomplissement de son crime ? L’accusation mettra en avant un argument très grave : La coupable, dira-t-elle, a agi avec discernement. Mais que vient faire le discernement ici ? La conscience pouvait être lucide mais incapable de lutter contre un désir fou, sauvagement impulsif, de commettre un acte violent. Si elle n’avait pas été enceinte elle aurait pensé au moment de la colère : « Méchante fille ! Je voudrais te jeter par la fenêtre ! » mais ne l’eût pas fait. Dans l’état de grossesse elle subit l’impulsion et fit ce à quoi elle pensait au moment où elle y pensait ; elle ne put résister à son envie morbide.

Voyez, elle est la première à s’accuser, à aggraver son cas. La veille, elle eût, dit-elle, jeté la petite par la fenêtre, si son mari ne l’eût pas retenue. Il est arrivé quelque chose d’anormal. Réfléchissez un peu. Elle regarde par la fenêtre, le crime commis ; l’enfant s’est évanouie ; elle la croit morte. Elle s’habille et va se dénoncer. Qui ou quoi l’y forçait ? Y avait-il des témoins qui pouvaient la voir au moment où elle faisait tomber l’enfant dans le vide ? Pourquoi n’eût-elle pas dit que l’enfant était tombée par accident ? Au retour du mari elle aurait raconté le malheur ; personne ne l’aurait accusée ; elle se serait vengée sans avoir eu rien à craindre. Même si elle avait pu se rendre compte que l’enfant n’était pas morte et l’accuserait plus tard, de quoi se serait-elle effrayée ? Qui eût accordé la moindre importance au témoignage d’une enfant de six ans racontant qu’on l’avait prise par les pieds pour la précipiter