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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN
IV


JE N’ÉTAIS EN RETARD QUE DE CINQ MINUTES


Oh ! n’est-ce pas impossible ! N’est-ce pas invraisemblable ! Pourquoi cette femme est-elle morte ?… Je comprends, je comprends ! Mais pourquoi est-elle morte ?… Elle a eu peur de mon amour. Elle se sera interrogée ! « Puis-je m’y soumettre, le puis-je ou non ? ». Et cette question l’aura affolée… Elle aura préféré mourir. Je sais, je sais ! Il n’y avait pas là de quoi se casser la tête ! Mais elle avait fait trop de promesses ! Elle se sera dit qu’elle ne pouvait les tenir.

Mais pourquoi est-elle morte ? Je l’aurais « laissée à l’écart » si elle y avait tenu. Mais non ! ce n’est pas cela ! Elle a pensé qu’il faudrait m’aimer pour de bon, honnêtement, pas comme si elle avait épousé le marchand : Elle ne voulait pas me tromper en ne me donnant qu’un demi-amour, un quart d’amour ! Elle était trop honnête et voilà tout ! Et moi qui cherchais à lui inculquer une certaine largeur de conscience ! Vous rappelez-vous ! Quelle étrange idée !

M’estimait-elle ? me méprisait-elle ? Dire que pendant tout cet hiver la pensée ne m’est pas venue qu’elle pouvait me mépriser ! J’étais, au plus haut point persuadé du contraire, jusqu’au moment où elle m’a regardé avec tant d’étonnement, vous savez bien, cet étonnement sévère ! C’est alors que j’ai compris qu’elle pouvait me mépriser. Ah ! comme je consentirais à ce qu’elle me méprisât pour l’éternité, si seulement elle vivait ! Tout à l’heure elle parlait encore, elle marchait, elle était ! Mais pourquoi se jeter par la fenêtre ? Ah ! je n’y pensais guère cinq minutes auparavant ! J’ai appelé Loukeria. Pour rien au monde je ne laisserais Loukeria partir, à présent, pour rien au monde !

— Mais nous pouvions si bien reprendre l’habitude de