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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

n’était-elle pas tout pour moi ? — Ah ! pourquoi a-t-elle appris l’autre histoire, pourquoi s’est-elle jointe à mes ennemis ? — Pourtant, je ne pouvais plus passer pour un lâche à ses yeux. Ainsi s’écoula tout l’hiver. J’attendais toujours quelque chose qui ne venait pas. J’aimais à regarder, en cachette, ma femme assise à sa petite table. Elle s’occupait d’un travail de lingerie ou lisait, surtout le soir. Elle n’allait presque nulle part, ne sortait pour ainsi dire plus.

Parfois, cependant, je lui faisais faire un tour vers la fin de la journée. Nous ne nous promenions plus en silence comme auparavant. Je tâchais de causer, sans aborder aucune explication, car je gardais tout cela pour plus tard. Pendant tout cet hiver, je ne vis jamais son regard se fixer sur moi : « C’est timidité, pensais-je… c’est faiblesse ; laisse-la faire, et elle reviendra d’elle-même à toi. »

J’aimais fort à me flatter de cet espoir. Quelquefois pourtant, je m’amusais, en quelque sorte, à me rappeler mes griefs, à m’exciter contre elle. Mais jamais je ne parvins à la haïr. Je sentais que c’était comme en jouant que j’attisais mes rancunes… J’avais rompu le mariage en achetant le lit et le paravent, mais je ne savais pas la regarder en ennemie, en criminelle. Je lui avais entièrement pardonné son crime, dès le premier jour, même avant d’avoir acheté le lit. Bref, je m’étonnais moi-même, car je suis plutôt de nature sévère. Était-ce parce que je la voyais si humiliée, si vaincue ? Je la plaignais, bien que l’idée de son humiliation me plût.

Pendant cet hiver, je fis exprès quelques bonnes actions. Je tins quittes de leurs dettes deux débiteurs insolvables et j’avançai de l’argent à une pauvre femme sans lui demander de gage. Si ma femme le sut, ce ne fut pas par moi ; je ne désirais pas qu’elle l’apprit ; mais la pauvre malheureuse vint d’elle-même me remercier presque à genoux, en sa présence. Il me sembla que ma femme avait apprécié mon procédé.

Mais le printemps revint. Le soleil éclaira de nouveau notre logement mélancolique. Et ce fut alors que le voile tomba de devant mes yeux. Je vis clair dans mon âme