Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
28
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

nous parlons d’une façon abstraite. Nous voulons seulement expliquer comment un avantage, excellent en lui-même, mais trop peu répandu, peut engendrer chez son possesseur le mépris de son milieu et de sa condition, surtout lorsque celle-ci n’a rien de très flatteur. Non, certes, tous ceux qui ont acquis un peu d’instruction ne sont pas voués à la prison par le fait des connaissances acquises, il faut pour cela que ces lettrés rudimentaires soient naturellement vaniteux, violents, faciles à corrompre. Le grand malheur, c’est que l’instruction n’est encore, chez nous, qu’une espèce de privilège.

― Alors, direz-vous, retenons de tout ceci que votre peuple n’est pas encore mûr pour l’instruction.

― Pas du tout, répondrons-nous. Au contraire, il faut que l’instruction cesse d’être un privilège. Qu’elle devienne accessible à tous, le privilège disparaîtra, et avec lui l’arrogance que crée une situation exceptionnelle. Il faut propager l’enseignement, voilà tout le remède.

Oui, messieurs les adversaires de la lecture et de l’écriture, il n’y a que cela à faire. Avec votre système prohibitif, vous irez contre votre but, car le gouvernement tout d’abord s’opposera à votre essai de moralisation par l’ignorance. Il demeurera donc toujours quelques moujiks instruits dans la masse et, par l’effet du privilège, les prisons continueront à se peupler, car moins il y aura d’hommes pourvus d’une instruction élémentaire, plus cette instruction constituera un privilège.

Puis convenez que la lecture et l’écriture sont deux premiers pas vers l’émancipation par la culture intellectuelle. Vous ne voulez pas éternellement maintenir le peuple dans les ténèbres de l’ignorance, le rendre pour toujours victime des vices qui en résultent. Vous ne voulez pas tuer l’âme en lui. Mais peut-être est-ce là votre système ? Ce ne serait pas si surprenant, car il n’y a rien de si dangereusement féroce que tel philanthrope de salle d’étude.

Nous somme, pour notre part, convaincus que la lecture et l’écriture amélioreront le peuple, lui donneront un plus juste sentiment de sa propre dignité, détruiront bien des abus. Mais il faut que le peuple s’aperçoive du