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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ment un homme honnête, car la science ne pouvait rien à ce point de vue. D’aucuns parleront de rechercher le phénix demandé dans les rangs du peuple. Mais le peuple, après l’émancipation des serfs, ne s’était pas hâté de rendre éclatante sa vertu. On le disait surtout remarquable par sa corruption et son amour de l’eau-de-vie. On lui prêtait de plus une vénération réelle pour les usuriers, qu’il semblait considérer comme les « hommes les meilleurs ». Enfin apparut une opinion vraiment libérale, sinon dans sa donnée, du moins dans son essence. Notre peuple ne pouvait pas encore concevoir un idéal bien net du « meilleur homme » possible ; il avait besoin de se dégrossir, de s’instruire ; il fallait l’y aider.

Une nouvelle influence, détestable celle-la, entra en jeu : la ploutocratie, le « sac d’or ». Certes la puissance du « sac d’or » n’était pas absolument inconnue chez nous. Le marchand millionnaire était un personnage, dans son genre, depuis longtemps, mais il n’occupait pas une place par trop prépondérante dans la hiérarchie sociale ; il n’en valait pas mieux pour cela ; plus il s’enrichissait, pire il était. Moujik engraissé, il n’avait plus aucune des qualités du moujik. On pouvait diviser ces parvenus en deux classes. La première continuait à porter la barbe ; elle se composait de véritables sauvages qui, malgré leurs richesses, vivaient dans leurs immenses et belles maisons comme de simples cochons, et physiquement et moralement. Moujiks nullement dégrossis, ils avaient cependant nettement rompu avec le peuple. Ovsiannikov, lorsqu’on le menait récemment en Sibérie par Kazan et qu’il rejetait à coups de pied les kopeks que les paysans lançaient dans sa voiture comme aumône, montrait bien à quel point cette rupture est définitive. Jamais, du reste, le peuple n’a été exploité et asservi comme dans les fabriques appartenant à ce genre de messieurs.

La seconde classe de ces millionnaires se distinguait par ses mentons rasés. De magnifiques mobiliers européens encombraient ses demeures. Ses filles parlaient français, anglais, jouaient du piano. Les pères parfois étalaient vaniteusement une décoration achetée au prix