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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

curité et moi je suis instruit. Je dois donc sortir du rang. Et, de fait, ses camarades auront toujours pour lui une nuance de respect, surtout s’il « sait se conduire », c’est-à-dire se montrer éloquent, beau parleur, un brin pédant, s’il se tait dédaigneusement, tandis que les autres discourent et ne pérore que lorsque les autres sont à bout de salive et d’arguments ; en un mot, s’il se conduit comme nos « généraux de la littérature ». Dans toutes les couches de la société le fond demeure le même, la forme seule diffèrent. Regardez ces Natchotchiki (savants) parmi les Vieux croyants, remarquez l’influence qu’ils exercent sur leurs coreligionnaires. Une société recèle toujours une sorte de désir de faire sortir du rang l’un de ses membres qui aura une situation à part dont se glorifieront ceux qui s’aplatiront devant lui : ainsi paraissent les Ivan Iakovlevitch, les Marfouchi, etc.

Prenons un tout autre exemple : n’importe quel laquais. Bien qu’un laquais soit réellement, au point de vu social, très inférieur à un paysan qui laboure, le domestique n’en jugera pas ainsi : il se croira infiniment supérieur à celui qui travaille la terre, pensera que son habit noir, sa cravate blanche et ses gants l’ennoblissent aux yeux du moujik, et il méprisera ce dernier. Et le laquais n’est pas coupable, dans sa vaniteuse méprise. Il est entré en contact avec des maîtres, c’est-à-dire avec des supérieurs ; il singe leurs airs et leurs manières ; son costume le distingue de son milieu d’autrefois…

De même l’homme du peuple qui possède la science de la lecture et de l’écriture, science des plus rares chez ses pareils, se croit un privilégié parmi les siens. Il veut se faire valoir. Il devient hautain, arrogant, se transforme parfois en petit despote. Il lui semble qu’on n’a pas le droit d’agir avec lui comme avec les ignares. Il pose. Ses dires deviennent insolents, il ne supportera pas ce que subiront les camarades, surtout en présence d’étrangers. Il croît en présomption, prend une confiance exagérée en lui-même et bientôt se figure que tout lui est permis. Son beau rêve s’achève souvent en prison.

Bien entendu nous n’affirmons pas que tous les gens du peuple qui savent lire et écrire se conduisent ainsi ;