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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN
IV


LA SENTENCE


Voici un raisonnement de « suicidé par ennui », matérialiste comme de juste :

Quel droit avait la Nature de me mettre au monde en obéissant à ses prétendues lois éternelles ? Je suis conscient. Pourquoi cette Nature m’a-t-elle créé sans mon consentement, moi conscient, c’est-à-dire souffrant ? Mais je ne veux plus souffrir. À quoi cela servirait-il ? La Nature, par la voix de ma conscience, me déclare qu’il y a dans l’univers une harmonie générale. C’est là-dessus que se basent les religions humaines. Et si je ne veux pas faire ma partie dans cette harmonie, faudra-t-il que je me soumette quand même aux déclarations de ma conscience ? Faudra-t-il que j’accepte la souffrance en vue de l’harmonie du tout ? Si je pouvais choisir, je préférerais être heureux pendant le court moment de mon existence ; je me soucie infiniment peu du tout ! et de ce que ce tout deviendra quand j’aurai péri. Pour quelle raison devrais-je me soucier de sa conservation à une époque où j’aurai disparu ? J’aimerais bien mieux vivre comme les animaux qui sont inconscients. Je trouve que ma conscience, loin de coopérer à l’harmonie générale, est une cause de cacophonie puisqu’elle me fait souffrir. Regardez quels sont les gens heureux dans ce monde, les gens qui consentent à vivre ? Ce sont justement ceux qui ressemblent aux animaux, qui se rapprochent de la bête par le peu de développement de leur conscience, ceux qui vivent d’une vie brutale qui consiste uniquement à manger, à boire, à dormir et à procréer des petits. Manger, boire et dormir, cela signifie, en langage humain, voler, piller et construire son nid ou sa bauge. On m’objectera que l’on peut construire son gite d’une façon raisonnable, voire scien-