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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

III


DEUX SUICIDES


« Vous avez beau, me dit un ami, faire ressortir le comique de la vie dans une œuvre d’art, vous serez toujours au-dessous de la réalité. »

Je savais déjà cela en l’an 1846 alors que je commençais à écrire, et c’était pour moi une cause de grande perplexité. Et il ne s’agit pas que du comique : Prenez un fait quelconque de la vie courante, un fait sans grande importance à première vue, et si vous savez voir, vous y trouverez une profondeur dont l’œuvre de Shakespeare lui-même ne donne pas la moindre idée. Mais nous ne savons pas tous voir. Pour bien des gens les phénomènes de la vie sont si insignifiants qu’ils ne prennent même pas la peine de les examiner. Quelques penseurs observeront mieux ces phénomènes, mais seront impuissants à les mettre en valeur dans une œuvre… Il y en a que cette impuissance pousse au suicide.

À ce propos, un de mes correspondants m’a écrit au sujet d’un étrange et inexplicable suicide dont j’ai désiré parler tous ces temps-ci. C’est une pure énigme.

La suicidée, jeune fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, était la fille d’un Russe passé à l’étranger, née elle-même hors de Russie, Russe de sang mais non d’éducation. Un journal nous dit comment elle s’est donné la mort :

«… Elle trempa de l’ouate dans du chloroforme, s’enveloppa le visage de cette ouate et se coucha sur son lit. Avant son suicide, elle avait écrit ce billet en français :

« Je m’en vais entreprendre un long voyage… Si cela ne réussit pas, qu’on s’assemble pour fêter ma résurrection avec du « Clicquot ». Si cela réussit, je prie qu’on ne me laisse enterrer que tout à fait morte, parce qu’il est très désagréable de se réveiller dans un cercueil, sous terre. Ce n’est pas chic ! »