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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

qui ne peut pas se figurer sa propre existence sans le Christ. Les négateurs, les sceptiques, voire les vulgarisateurs des nouvelles lois sociales, se sont, tout à coup, montrés de chauds patriotes russes ; je parle du plus grand nombre. Il s’est rencontré chez nous incomparablement plus de vrais Russes que ne l’avaient cru jusqu’à présent beaucoup de nos compatriotes qui se vantaient d’être de vrais Russes. Comment tous ces hommes se sont-ils trouvés soudainement unis ? C’est que l’idée slave a cessé d’être une idée simplement slavophile, théorique ; elle s’est gravée profondément, non plus seulement dans le cerveau, mais dans le cœur de tous les Russes, à la suite des tragiques événements d’Orient. Mais qu’est-ce que l’idée « slave » que nous distinguons de l’idée « slavophile » ? C’est, avant toutes ses interprétations historiques ou politiques, un besoin de sacrifice pour nos frères, le sentiment du devoir volontaire poussant les plus forts des Slaves à aider les plus faibles, pour la plus grande puissance et la plus grande union future de toute la race slave : c’est l’idée du « panslavisme » à venir, le désir de répandre la vérité du Christ, — c’est-à-dire l’amour de tous pour toute l’humanité, — afin qu’il n’y ait plus de faibles et d’opprimés dans ce monde. Et cela doit être puisque les races slaves ont évolué, ont progressé, dans la souffrance. Nous nous étonnions, plus haut, que le peuple russe n’eût pas perdu, dans la servitude, le sentiment de son « Œuvre orthodoxe ». Sans doute, c’est une de ses qualités slaves que de pouvoir s’élever d’esprit, dans la souffrance et dans l’humiliation.


« Accablé sous le fardeau de la Croix, humble d’aspect, comme un esclave,
O terre natale, le Roi du Ciel
T’a parcourue toute, en te bénissant.


Le peuple russe, lui aussi, a été accablé sous le fardeau d’une croix pendant plusieurs siècles. C’est pourquoi il n’a oublié, ni son « œuvre orthodoxe », ni ses frères qui souffrent. C’est pourquoi toutes ses classes se sont unies dans un même sentiment fraternel. Toute idée