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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

verrai plus trainer ici que des chiffons et des patrons ! Je conviens que cette réflexion était des plus vulgaires. Elle fut pour moi abominable. Je me la reprochai violemment… et je sentis que ma vie se passerait désormais à me faire des reproches violents à moi-même pour chacune de mes pensées, pour chacune de mes actions !…

Pourtant quand elle m’expliqua, quelques jours après, le sourire aux lèvres, qu’elle avait plaisanté et qu’elle allait épouser un fonctionnaire, je fis une grimace si douloureusement effroyable qu’elle prit peur, me crut malade et courut me chercher un verre d’eau.

Je reviens à moi. Mais cette petite scène me fut très utile. Elle vit comme je l’aimais ! — « Et moi qui pensais », me dit-elle plus tard, une fois marié avec son fonctionnaire, « qu’un homme sérieux et savant comme vous me mépriserait sûrement ! »

Depuis lors j’ai une grande amie en elle et je répète que, si quelqu’un a été comblé de bienfaits par une femme russe, c’est bien moi. Et je ne l’oublierai jamais !

— De sorte que vous êtes devenu l’ami de cette dame…

— Ami au suprême degré ; mais nous nous voyons rarement, une fois par an et pas toujours… D’abord je ne les ai presque pas fréquentés, parce que la position du mari était par trop supérieure à la mienne ; à présent elle est si malheureuse que cela me fait mal de la voir. Son mari, un homme de soixante-deux ans, a été traduit devant les tribunaux, un an après le mariage, et a dû, pour combler un déficit dans sa caisse, abandonner presque toute sa fortune au fisc… Il est devenu paralysé, et à présent, on le roule dans un fauteuil à Kreuznach, où je les ai vus il y a dix jours. Elle marche à côté du fauteuil roulant et doit écouter sans répit les reproches les plus féroces. J’ai eu tant de chagrin de la voir comme cela, que j’ai quitté Kreuznach pour venir ici. Je suis heureux de ne pas vous avoir dit leur nom. Le pis c’est que je l’ai fâchée en lui disant franchement mes vues sur le bonheur et les devoirs de la femme russe.

— Vous avez bien choisi votre auditrice !

— Ne vous moquez pas de moi. Il me semble que le plus grand bonheur est de savoir pourquoi l’on est mal-