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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

langue maternelle qu’il nous sera possible d’acquérir avec perfection un idiome du dehors. Nous pourrons alors enrichir notre esprit de quelques formes de pensées étrangères et les concilier avec les nôtres.

Il existe un fait assez remarquable : notre langue, si peu policée qu’elle paraisse, rend sans difficulté toutes les nuances de la pensée étrangère ; les poètes et les philosophes de l’Europe entière se traduisent à fond en russe. Au contraire, nombre d’œuvres écrites dans notre langue sont intraduisibles en un autre idiome, surtout en français.

Je ne puis me rappeler sans rire une traduction (à présent très rare) d’un livre de Gogol par M. Viardot, mari de la célèbre cantatrice. Un écrivain russe alors débutant, maintenant célèbre, avait collaboré à cette version. Eh bien ! ce n’était pas le moins du monde du Gogol. C’était un galimatias.

Pouschkine, de même, est souvent intraduisible. Pourquoi cela ? Je suis désolé de dire qu’il est possible que l’esprit européen ne soit pas aussi divers que le nôtre, qu’il soit moins complexe et plus étroitement particularisé. Les étrangers écrivent, peut-être, avec plus de précision, mais l’esprit de notre langue est beaucoup plus riche ; il est universel, il embrasse tout. Pourquoi priver nos enfants d’un tel trésor ? Pour les rendre malheureux, sans doute, car nous avons bien tort de mépriser notre idiome, de le considérer comme rude et grossier.

Oui, nous, les gens des classes dites supérieures, nous naissons sans avoir une langue bien à nous. Et cependant, dès que le russe « vivant » redeviendra en honneur parmi nous, l’union se refera toute seule entre nous et le peuple.

Supposons que je soumette ces observations à une mère de famille des hautes classes. Elle se moquera de moi. Peu lui importe en quelle langue pensent ses enfants chéris. Si c’est en « parisien », tant mieux ! Ce sera bien plus élégant ! Mais, et elle ne le sait pas, il faudra pour cela que ses enfants apprennent véritablement le français à fond ; tant qu’ils ne parleront qu’un à peu près de « parisien », ils n’en seront qu’au degré où l’on cesse