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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

taire et fondamentale » de l’idiome auquel nous sommes le plus habitués. Pourquoi, du reste, apprenons-nous les langues étrangères, le français par exemple ? D’abord tout simplement pour pouvoir lire en français, puis pour parler avec les Français que nous rencontrerons, mais nullement afin de causer entre nous. La langue empruntée, la langue apprise, ne sera pas suffisante pour dévoiler la profondeur intime de nos pensées, précisément parce qu’elle nous demeurera étrangère malgré tout.

Les Russes, du moins ceux des hautes classes, ne naissent plus depuis longtemps avec une langue à eux. Ils acquièrent d’abord une langue artificielle, et ce n’est qu’à l’école qu’ils se familiarisent un peu avec le russe. Je sais bien qu’avec de l’assiduité ils peuvent arriver à apprendre ce que j’appellerais le russe « vivant ».

J’ai connu un écrivain russe de quelque réputation, qui, non seulement a appris plus tard le russe qu’il ignorait absolument, étant enfant, mais encore s’est familiarisé avec le moujik russe et a écrit des romans sur les mœurs des paysans. Notre grand Pouschkine, lui aussi, de son propre aveu, dut, en quelque sorte, refaire son éducation avec sa bonne Arina Rodionovna, qui l’initia à la langue et à l’esprit du peuple (et chez nous les mots : langue et peuple sont synonymes, et quelle idée riche et profonde se cache là-dessous !)

Mais on me dira : Qu’importe qu’un enfant ait appris le russe ou le français s’il le sait de cette façon que j’appelle « vivante » ? Eh bien ! je prétends que, pour un Russe, le russe sera toujours plus facile et qu’il faut, dès l’enfance, l’emprunter au peuple, aux bonnes, par exemple, comme le fit Pouschkine. Il est absurde de craindre pour l’enfant le contact du peuple, contre lequel tant de pédagogues mettent en garde les parents. À l’école, ensuite, il ne sera pas mauvais d’apprendre les légendes, les traditions et même le vieux slave d’église. Une fois que l’on saura sa langue maternelle d’une façon « vivante », que l’on aura pris l’habitude de penser dans cette langue, il sera temps de mettre à profit cette prodigieuse facilité qu’ont les Russes à apprendre les langues étrangères. Ce n’est, en effet, qu’après nous être bien pénétrés de la