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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


Le franco-russe de la seconde catégorie se distingue aussi d’abord par la prononciation ; mais cette fois l’accent est plus parisien que nature, atrocement grasseyant et sent sa contrefaçon d’une lieue. Il est également pauvre de vocabulaire, impropre et inexpressif. Jamais les gens très mondains qui s’en servent ne se rendent compte de l’insignifiance d’un pareil patois (je ne parle pas du français, mais du dialecte dont ils font usage). Ils ne comprennent pas qu’ils parlent une sorte de langue artificielle, incapable de rendre leurs pensées, si étroites qu’elles soient. C’est une langue comme volée ; c’est pourquoi jamais un Russe n’arrivera à créer en français une de ces expressions vivantes et fortes qui font image, ce qui est à la portée du premier coiffeur parisien venu. Tourgueniev raconte, dans l’un de ses romans, qu’un jeune Russe, entrant au café de Paris, s’écria : « Garçon, un bifteck aux pommes de terre ! » Un autre Russe, plus au courant de la langue usuelle, demanda, une minute plus tard : « Garçon, bifteck-pommes ! » Le premier ne put se consoler d’avoir employé une expression archaïque, inélégante, et s’imagina désormais que les garçons du restaurant le regardaient avec mépris.

Il y a danger à s’approprier le langage d’un autre peuple que le sien ; je sais que cette opinion est « vieux jeu », mais je ne la trouve pas si fausse que certains veulent bien le dire.


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La langue est évidemment la forme, le corps et le vêtement de la pensée. Il s’ensuit que plus la forme de ma pensée sera riche et variée d’aspect, plus je serai compréhensible et pour moi-même et pour les autres. Nous savons que la pensée est prompte comme la foudre, mais souvent elle s’attarde, parce que nous avons l’habitude de penser dans une langue quelconque. Si nous ne pensons pas tout fait à l’aide des mots de cette langue, nous ne nous en servons pas moins pour cela de « la force élémen-