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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


On le sait très bien, mais on continue à égarer l’opinion, à cause de la méfiance de quelques cupides marchands anglais. Mais ceux-là, même, n’ignorent pas que la Russie est incapable de démolir leur industrie, de ruiner leur commerce, ou qu’il faudra des siècles pour cela. Mais la moindre augmentation dans le commerce d’un autre pays, le moindre développement que prend une marine causent en Angleterre des paniques sans nom.

Quant aux Allemands, pourquoi leur presse pousse-t-elle des cris de terreur ? Ah ! parce qu’ils ont justement derrière eux la Russie, qui les a empêchés de profiter de circonstances favorables pour achever la France, pour faire disparaitre une bonne fois ce nom qui les empêche encore de dormir tranquilles. « La Russie nous gêne, pensent-ils. Il faut l’enfermer dans ses vraies limites, mais comment y arriver, si la France est toujours vivante ? » — La Russie est coupable d’être la Russie, les Russes d’être Russes, d’être Slaves ; elle a la haine de l’Europe, cette race de Slaves, d’esclaves. Il y en a pas mal chez nous de ces esclaves ; ils pourraient se révolter !

Dix-huit siècles de civilisation deviennent une niaiserie quand on inquiète ces grandes puissances. L’horrible, c’est que c’est là le dernier mot de la civilisation.

Ne venez pas nous dire qu’en Europe, même en Angleterre, on s’est ému çà et là du sort des chrétiens d’Orient, qu’il y a même eu des souscriptions. Ce sont des cas isolés qui démontrent combien les rares gens bien intentionnés sont, en Europe, impuissants contre les États. Un homme de bonne foi qui voudrait comprendre serait bien perplexe : « Où donc est la vérité, se dirait-il. Est-il possible que le monde soit encore si loin d’elle ? Quand donc finira la haine ? Quand donc tous les hommes n’auront-ils qu’une seule volonté ? La Vérité sera-t-elle jamais assez forte pour vaincre ? Où est la fraternité humaine ? Ne sont-ce là que de vains mots d’idéalistes, de poètes ? Est-il vrai que le Juif règne de nouveau ou, pour mieux dire, qu’il n’ait jamais cesser de régner ? »