Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/265

Cette page a été validée par deux contributeurs.
261
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

habitué à entendre, à Moscou même, les Allemands répéter à tout bout de champ qu’ils détestaient les Russes.

Une dame russe, la comtesse K…, qui vivait alors à Dresde, s’était assise dans l’un des endroits assignés au public pour assister à la rentrée des troupes. Derrière elle, quelques Allemands enthousiastes se mirent à injurier furieusement la Russie : « Je me retournai, me dit-elle, et leur rendis la monnaie de leur pièce en employant des mots violents, des mots « peuple ». Les insulteurs se turent. Les Allemands sont extrêmement polis avec les dames, mais avec un homme, les choses ne se fûssent pas passées de la même manière. À la même époque, des bandes d’Allemands ivres parcoururent les rues de Pétersbourg et cherchèrent querelle à nos soldats ; tout cela par « patriotisme ».

Les journaux allemands mènent actuellement une campagne féroce contre la Russie qui veut, affirment-ils, s’emparer de l’Orient et, forte de son alliance avec tous les Slaves, se jeter sur la civilisation européenne pour la détruire. Le Golos, dans l’un de ses articles, a fait remarquer que ces provocations furibondes se produisent justement au lendemain des entrevues amicales des trois empereurs, et que c’est au moins bizarre.


III


LE DERNIER MOT DE LA CIVILISATION


Oui, l’Europe va assister à de graves événements. La question d’Orient croît, grossit, déborde, envahit tout. Aucune volonté de sagesse, de prudence, ne pourra tenir bon contre le courant. Mais ce qui est très grave encore, c’est l’état d’esprit de l’Europe ou, pour mieux dire, de ses principaux représentants. Toutes ces nations, qui ont détruit l’esclavage, aboli la traite des noirs, abattu le despotisme chez elles, proclame les droits de l’humanité,