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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

le compatriote sourit encore, mais vous soupçonne déjà d’on ne sait quelles intentions de raillerie peut-être méritée. Il aura tout de suite besoin de mentir pour se relever dans votre opinion. Dès ses premières phrases, il laissera négligemment tomber qu’il a récemment rencontré un tel ou un tel ; il s’agira toujours de quelque personnage haut coté de la société russe. Il parlera de cette illustration, non seulement comme d’un ami à lui, mais aussi comme d’un homme avec lequel vous ne pouvez manquer d’être en relations. Si vous déclarez ne pas connaître le phénix en question, votre interlocuteur s’en offensera ; il vous accusera en lui-même d’avoir pensé qu’il se vantait en prétendant connaître le personnage mentionné. La conversation s’arrêtera court, et le compatriote se détournera brusquement de vous. Au besoin, il se mettra à causer, non sans affectation, avec le boulanger allemand placé vis-à-vis de lui. La nuit, il s’étendra sur les coussins, ses pieds vous touchant presque, et au bout du trajet, il descendra de wagon sans vous avoir même adressé un signe de tête. Les plus ombrageux de tous sont les généraux russes. Ils ont peur, dès l’abord, que, — vous croyant avec eux sur un pied d’égalité parce que vous êtes à l’étranger, — vous ne vous avisiez de leur parler autrement qu’il ne convient avec des hauts gradés de leur importance. Aussi, dès leur entrée dans le wagon, se réfugient-ils dans une dignité sévère, marmoréenne et glaciale. Tant mieux, d’ailleurs : ils ne dérangeront ainsi personne. En tout cas, le mieux est d’être armé d’un livre ou d’une brochure contre la loquacité de la plupart des Russes. Vous avez l’air de dire : « Je lis ; laissez-moi en paix. »


II

DU CARACTÈRE GUERRIER DES ALLEMANDS


Dès que nous fûmes entrés en Allemagne, les six Alle-