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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

tout et ne savions que faire. Nous fondâmes à cette époque l’École naturaliste, et quelle quantité de natures douées se manifesta dès lors ! (Je ne parle pas seulement des natures d’écrivains doués ; cela c’est à part ; je dis de natures douées sous tous les rapports.) Tous ces nouveaux venus, nous les critiquions avec férocité, nous les forcions à se tourner en dérision eux-mêmes. Ils nous écoutaient, mais non sans quelque rancœur cachée. À cette époque là, tout se faisait par principe ; nous vivions conformément à des principes et nous avions une peur bleue d’agir en quoi que ce fût contrairement aux idées nouvelles. Nous fûmes pris alors d’un terrible besoin de nous vilipender nous-mêmes. Nous nous accusions, nous nous démolissions les uns les autres. Ce qu’il se faisait de cancans alors ! Et tout cela était sincère !

Il va de soi qu’il se joignit à nous des arrivistes et des exploiteurs ; mais nous étions pour la plupart de braves gens sincères, imbéciles à force d’enthousiasme et de beaux sentiments.

Entre gens sincères on se faisait de verbeuses confidences, chacun insistant sur les côtés ignobles de sa nature et récompensé par un amical déversement d’immondices du même genre. Tous se calomniaient par ardeur excessive pour le Bien et le Beau : on avait l’air de se vanter ! Si bien que le lendemain de ces mutuelles confessions, on avait honte de se rencontrer.

Il y avait aussi chez nous des natures byroniennes. Les Byroniens le plus souvent demeuraient les bras croisés, sans même se donner la peine de maudire, comme leur chef d’école. Ils se contentaient de sourire amèrement de temps à autre et se moquaient de leur initiateur anglais, parce qu’il lui arrivait de pleurer et de se fâcher, ce qui était tout à fait indigne d’un lord. Leur paisible dédain leur permettait de faire bonne chère dans les restaurants, d’engraisser non seulement chaque jour, mais chaque heure ; et leur douce amertume leur communiqua simplement une aimable haine pour la propriété. On en vit qui, dans leur désintéressement d’autrui, fouillaient dans les poches des voisins et s’enrichissaient à leur dépens. Quelques uns d’entre eux devinrent des grecs. Nous les