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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Plus tard, en l’année 48, Boulgarine, dans son Abeille du Nord imprima, sur le compte de George Sand, qu’elle se grisait tous les jours, en compagnie de Pierre Leroux, dans des caboulots de barrière, et qu’elle prenait part aux soirées « athéniennes » données au ministère de l’Intérieur par ce « brigand » de Ledru-Rollin. J’ai lu ces choses moi-même et m’en souviens fort bien. Mais alors, en 48, George Sand était déjà connue de tout le public lettré, et personne n’a cru Boulgarine. Les premières œuvres d’elle traduites en russe parurent dans les Années Trente. Je regrette de ne pas me rappeler quel fut le premier de ses romans dont une version fut donnée dans notre langue ; en tout cas, quel qu’il fût, il dut produire une impression énorme. Je crois que comme moi, qui étais encore un adolescent, tout le monde fut frappé par la belle et chaste pureté des types mis en scène, par la hauteur de l’idéal de l’écrivain, par la tenue des récits. Et l’on voulait qu’une pareille femme « portât des culottes » et se « livrât au libertinage » ! J’avais seize ans, je crois, quand je lus une de ses œuvres de début, l’une de ses plus charmantes productions. Je m’en souviens bien ; j’en eus la fièvre toute la nuit qui suivit ma lecture. Je ne crois pas me tromper en affirmant que George Sand prit, pour nous, presque immédiatement, la première place dans les rangs des écrivains nouveaux dont la jeune gloire retentit alors par toute l’Europe. Dickens lui-même, qui parut chez nous presque en même temps, passait après elle dans l’admiration de notre public. Je ne parle pas de Balzac, qui fut connu avant elle et qui publia dans les Années Trente des œuvres comme Eugénie Grandet et le Père Goriot, de Balzac pour lequel Bielinski fut si injuste en méconnaissant la grande place qu’il tenait dans la littérature française. D’ailleurs, je ne prétends pas donner ici la moindre appréciation critique ; je me contente de rappeler le goût de la masse des lecteurs russes d’alors et l’impression produite sur eux.

Le point essentiel est que ces lecteurs pouvaient se familiariser, dans les romans étrangers, avec toutes les idées nouvelles contre lesquelles on les « protégeait » si jalousement.