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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

les « compatriotes de tout le monde » ? — car enfin, nous autres, Russes, nous avons tout au moins deux patries : la Russie et… l’Europe, même lorsque nous nous intitulons slavophiles. (Qu’on ne m’en veuille pas !) Il n’y a pas à discuter. Cela est. Notre mission, — et les Russes commencent à en avoir conscience, est grande entre les grandes missions. Elle doit être universellement humaine. Elle doit être consacrée au service de l’humanité, non pas seulement de la Russie, non pas seulement du monde slave, du panslavisme, mais au service de l’humanité entière !

Réfléchissez et vous conviendrez que les Slavophiles ont reconnu la même chose. Et voilà pourquoi ils nous exhortent tous à nous montrer des Russes plus nettement, plus scrupuleusement russes, plus conscients de notre responsabilité de Russes ; car ils comprennent que, précisément, l’adoption des intérêts intellectuels de toute l’humanité est la mission caractéristique du Russe. Tout cela, d’ailleurs, exigerait encore bien des explications. Il faut bien dire que se dévouer à une idée universellement humaine et vagabonder à l’aventure par toute l’Europe, après avoir quitté la patrie à la légère, par suite de quelque hautain caprice, sont deux choses absolument opposées, quoiqu’on les ait confondues jusqu’à présent. Mais beaucoup de ce que nous avons pris à l’Europe et apporté chez nous, nous ne l’avons pas tout uniquement copié comme de serviles imitateurs, ainsi que le voudraient les Potouguines. Nous l’avons assimilé à notre organisme, à notre chair et à notre sang. Il nous est même arrivé de souffrir de maladies morales volontairement importées chez nous, tout comme en pâtissaient les peuples d’Occident, chez lesquels ces maux étaient endémiques. Les Européens ne voudront croire cela à aucun prix. Ils ne nous connaissent pas, et jusqu’à présent c’est peut-être tant mieux. L’enquête nécessaire, dont le résultat, plus tard, étonnera le monde, ne s’en fera que plus paisiblement, sans trouble et sans secousse. Et le résultat de cette enquête, on peut déjà l’entrevoir assez clairement, au moins en partie, par nos relations avec les littératures des autres nations : leurs poètes, à elles, sont aussi