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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

générosité de l’État. Sans qu’ils soient ingrats, il leur viendra un juste besoin d’indépendance.


UNE IDÉE À CÔTÉ


Je viens de parler du légitime besoin d’indépendance. Aime-t-on toujours l’indépendance, chez nous ? Et en quoi consiste l’indépendance, dans notre pays ? Trouvera-t-on deux hommes qui la comprennent de la même façon ? Je me demande même parfois s’il y a, chez nous, une seule idée à laquelle on croie sérieusement. La plupart d’entre nous, riches ou pauvres, pensent très peu, ne songent qu’à jouir de la vie le plus possible, jusqu’à épuisement de forces vitales. Ceux qui se figurent être un peu au-dessus de la moyenne se groupent en petites coteries qui font semblant de croire à quelque chose en se trompant eux-mêmes. On trouve aussi une catégorie d’individus qui ont érigé en principe cette petite phrase : « Plus nous en prenons, mieux ça vaut ! » et agissent conformément à cet axiome. Il y a encore de braves gens à paradoxes, généralement honnêtes, mais pas toujours brillants. Ces derniers, quand ils sont de bonne foi, en viennent assez souvent au suicide. Et les suicides ont tellement augmenté chez nous, ces temps derniers, que personne n’y fait plus attention. On dirait que la terre russe n’est plus assez forte pour porter ses hommes. Il ne faut pas perdre de vue, pourtant, que nous avons, chez nous, beaucoup de gens honnêtes, hommes et femmes. Les femmes de valeur, surtout, ne sont pas rares et ce seront peut-être elles qui sauveront le pays. Je reviendrai là-dessus. Oui, il y a, en Russie, beaucoup d’honnêtes gens, et surtout de braves gens plutôt bons encore qu’honnêtes, mais la plupart d’entre eux ne se font aucune idée exacte de l’honneur, ne croient plus même aux plus vieilles et aux plus claires formules de l’honnêteté. Dieu seul sait où nous allons… Et je me demande pourquoi je me suis mis à penser aux suicides