Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/215

Cette page a été validée par deux contributeurs.
211
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

a beaucoup gagné à la non-comparution de Mme Welikanova devant le tribunal ? C’est qu’on a dit beaucoup de mal d’elle à l’audience ! J’ignore son caractère, mais… j’aime mieux qu’elle ne soit pas venue ! Peut-être n’a-t-elle pas voulu se montrer, obéissant à un fier sentiment de pudeur de femme offensée ; peut-être s’est-elle abstenue de paraître par pitié pour son mari. Personne n’a le droit de savoir pourquoi elle n’est pas venue. En tout cas il est certain qu’elle n’est pas de celles qui aiment à étaler en public leurs sentiments intimes. Et si elle était venue, qui vous dit qu’elle n’aurait pas expliqué de la façon la plus plausible du monde cette visite à son mari dont vous lui faites un crime ? Car ce n’est pas chez la Kaïrova qu’elle est entrée, mais bien chez son mari, qui l’a appelée, repentant. Et il n’est aucunement prouvé qu’elle ait su que Mme Kaïrova payait le loyer de la maison. Elle n’était pas forcée de savoir qui était la personne hébergée et qui était la personne payante. Le mari l’a demandée : elle est venue chez son mari. Il lui aura expliqué que c’était son logement, à lui. Vous savez bien qu’il ne faisait que tromper les deux femmes. Quant à ce que vous dites au sujet du lit de la maîtresse, il est peut-être tout aussi facile d’en donner l’explication.

En général, je vois que tout le monde est tombé sur cette pauvre femme. Si Welikanova eût surpris Kaïrova dans la chambre de son mari et l’eût égorgée à coups de rasoir, il est très possible qu’on se fût fait un devoir de l’envoyer au bagne, étant donnée sa fâcheuse qualité de femme légitime.

Comment avez-vous pu dire, monsieur le défenseur que Welikanova n’a pas souffert de tout ce drame, parce que, peu de jours après, elle reparaissait sur la scène d’un théâtre et jouait ensuite tout l’hiver, tandis que Kaïrova passait dix mois chez les fous ? Je plains non moins que vous votre infortunée cliente, mais avouez que Mme Welikanova a dû souffrir beaucoup elle aussi. Même si nous devons laisser de côté les chagrins qu’elle a éprouvés, comme femme, souvenez-vous, monsieur le défenseur, vous dont la plaidoirie révèle tant d’humanité, qu’elle a, certainement ressenti d’affreuses angoisses quand elle a