Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/213

Cette page a été validée par deux contributeurs.
209
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

moment (ne vous récriez pas, c’est très possible, surtout au dernier moment), avait su comprendre qu’elle seule était l’ « offenseur », qu’en abandonnant Welikanov elle pouvait faire plus pour ennoblir son esprit qu’en agissant de toute autre manière, je crois qu’elle serait partie en se demandant comment elle avait pu tomber si bas. Et si elle avait su se conduire avec une pareille générosité d’âme, l’auriez-vous traitée de « femme sans cœur » ?

Ici j’entends des voix qui me disent : « Vous exigez trop de notre nature, c’est inhumain ! » Ce serait trop demander, en effet, et du reste, je n’exige rien du tout. J’ai frissonné en lisant le passage où on la voit écoutant près du lit ; j’ai su me représenter tout ce qu’elle a pu souffrir et je suis heureux qu’on ait rendu la pauvre femme à la liberté. Toutefois, rappelez-vous que celui qui a dit cette grande parole : « Allez et ne péchez plus ! » n’a pas craint d’appeler péché le péché ; il a pardonné, mais il n’a pas acquitté. M. Outine, lui, n’admet pas que la Kaïrova eût pu agir autrement qu’elle n’a fait. Je prends la liberté de faire remarquer que le mal est le mal, qu’il conviendrait de lui donner son nom, loin de l’exalter et de vouloir transformer un crime en exploit presque héroïque.


MONSIEUR LE DÉFENSEUR ET MADAME WELIKANOVA


Puisque nous parlons pitié et humanité, je crois que nous devrions aussi avoir pitié de Mme Welikanova. Qui plaint trop l’offenseur ne plaint pas assez l’offensé. Pourtant M. Outine semble refuser à Mme Welikanova jusqu’à la maigre satisfaction de se voir considérée comme « victime du crime ». Il me semble, — et je serais surpris si je me trompais, — que M. Outine a eu, pendant toute sa plaidoirie, un grand désir d’attaquer Mme Welikanova. C’eût été un procédé vraiment trop simple et on aurait pu dire, monsieur le défenseur, que vous ne gardiez d’in-

18.