Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/210

Cette page a été validée par deux contributeurs.
206
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

M. Outine s’est mis en frais de pathétique pour présenter Mme Kaïrova sous un jour idéal et romanesque ; c’était bien inutile : sa cliente est moins antipathique sans ce luxe d’ornements. Mais M. Outine comptait sur le mauvais goût des jurés. Tout en elle, d’après sa harangue, est sublime ; son amour est lyriquement torride. M. Outine idéalise tout. Si la Kaïrova, qui n’avait jamais débuté sur une scène, contracte un engagement dans un théâtre de région quelque peu lointaine, — à Orembourg, — M. Outine voit là tout un poème d’abnégation. Elle a fait ça pour sa mère ! (La vieille dame avait besoin de quelques subsides.) Je ne trouve pas la chose si extraordinaire. Il n’est pas rare qu’une jeune fille belle, pleine de talent, mais pauvre, s’en aille au loin, en acceptant des conditions beaucoup moins avantageuses que celles qui étaient offertes à Mme Kaïrova. Mais le défenseur découvre dans le seul fait d’avoir signé un contrat la preuve d’une grandeur d’âme absolument héroïque. Kaïrova ne tarde pas à entrer en relation avec Welikanov, qui était l’impresario de la troupe. Les affaires étaient mauvaises. Kaïrova se remue, sollicite et tire d’affaire son directeur. Il paraît que c’est encore héroïque. Je crois que n’importe quelle femme du caractère de cette vive, de cette fougueuse Kaïrova aurait « sollicité » impavidement pour l’homme aimé, dès qu’il y eût plus qu’amourette sans conséquence entre eux.

Les scènes avec la femme de Welikanov commencèrent, et après avoir décrit l’une de ces scènes, M. Outine nous affirme que, dès lors, sa cliente considérait Welikanov comme sien, voyant en lui sa création et son enfant chéri. On m’apprend, à ce sujet, que « l’enfant chéri » est de très haute taille, robuste, taillé en grenadier et orné d’une forte toison qui frise sur la nuque. M. Outine veut que Kaïrova ait eu l’intention de former « cet enfant », de lui donner des idées nobles ; sans doute l’avocat n’admet pas que sa cliente pût s’attacher à Welikanov sans concevoir ce but élevé. L’« enfant chéri » ne s’améliora d’aucune façon ; je crois qu’au contraire qu’il se détériora chaque jour davantage.

Voici venir l’ère des complications. Kaïrova et l’en-