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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

il aurait été plus soigneux de ménager ses effets et n’aurait pas célébré en style dithyrambique une intrigue assez peu digne d’admiration. Il nous aurait épargné ses phrases faussement tragiques sur les « lionnes frémissantes auxquelles on arrache leurs petits » ; il ne serait pas tombé avec un tel acharnement sur la victime de l’attentat, — Mme Welikanova, — ne lui aurait pas fait le reproche de n’avoir pas su se laisser égorger complètement (c’était presque dit en propres termes), et ne se serait pas permis une sorte de jeu de mots sur les paroles du Christ à la pécheresse de l’Évangile.

Je n’étais pas au tribunal, mais, d’après les comptes rendus de journaux, j’ai cru comprendre que M. Outine en avait pris à son aise et avait même frisé le ridicule.

Dès que j’ai commencé à lire la plaidoirie, je suis demeuré un peu ahuri, me demandant de qui se moquait M. Outine. Était-ce par ironie qu’il remerciait le procureur de son réquisitoire contre la Kaïrova, déclarant que ce morceau d’éloquence était non seulement brillant, plein de talent et d’humanité, mais encore plus semblable à une plaidoirie qu’à un réquisitoire ? Certes, les paroles du procureur étaient éloquentes et humaines, libérales au plus haut degré, et il faut bien que ces messieurs de la défense et de l’accusation échangent des compliments cordiaux pour la plus grande édification des jurés ; mais après avoir loué l’accusateur pour sa plaidoirie, M. Outine ne voulut pas rester original jusqu’au bout et se mettre, lui, à accuser un peu Mme Kaïrova. C’est bien dommage ; cela eût été fort neuf ; je doute pourtant que cela eût étonné les jurés : nos jurés ne s’étonnent plus de rien. Cette observation n’est qu’une plaisanterie de ma part. M. Outine non seulement n’a pas accusé, mais il a encore défendu avec une maladroite exagération ; c’est justement là que je vois une certaine négligence de sa part : « Bah ! se sera-t-il dit, je m’en tirerai bien toujours à la dernière minute en employant toutes les flamboyantes ressources du « style élevé » ; ce sera suffisant pour la galerie. C’est ainsi que se consolent messieurs les avocats trop occupés quand ils ont bâclé la préparation d’une plaidoirie.

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