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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN



LE DÉFENSEUR ET KAÏROVA


Je n’analyserai pas la plaidoirie de M. Outine. Je la trouve dépourvue de tout talent. Ce n’est pas de « style élevé » qu’elle manque, ni de « beaux sentiments », ni d’humanitarisme du genre « libéral » à la mode. Mais tout le monde sait qu’à présent les beaux sentiments courent les rues. Pourtant il y a encore tant de gens naïfs à Pétersbourg ! Ce sont autant d’admirateurs tout trouvés pour les avocats « à effets ». Ces avocats « à effets » n’ont pas toujours le loisir de s’occuper d’une affaire, de l’approfondir ; de plus, il leur est arrivé si souvent de se servir de tous les moyens oratoires qu’ils ne s’impressionnent plus eux-mêmes, s’ils émotionnent encore les autres. En fait de cœur, il ne leur reste plus que quelque chose de sec et de creux qui leur bat sous la mamelle gauche. Ils ont fait, une fois pour toutes, provision de phrases sensationnelles, de pensées, d’opinions utiles, voire même de gestes appropriés aux circonstances. Alors, sûrs de ne pas être pris au dépourvu, ils s’enfoncent dans la béatitude.

Et il est rare que leurs précautions ainsi prises d’avance ne leur assurent pas quelques succès.

Je ne prétends pas que « l’avocat à effets » que je vous présente ressemble le moins du monde à M. Outine. Il s’est montré, en d’autres occurrences, homme de talent, et j’admets que les sentiments qu’il exprime soient, en général, très sincères. Toujours est-il que, cette fois-ci, il s’est contenté de lâcher sur nous l’écluse aux phrases sonores. Malgré moi, j’ai été tenté de l’accuser de négligence, d’indifférence pour l’affaire qu’il vient de plaider. Il faut reconnaître que plus nos avocats ont de réputation, plus ils sont occupés et que les plus recherchés ont peu de temps devant eux. Si M. Outine avait eu un peu plus de loisir, il aurait pris cette affaire plus à cœur ;