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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

sait. À en juger par le caractère excessif, désordonné de cette malheureuse, je suis presque certain qu’il en a été ainsi. Remarquez que son sort dépendait de la réponse affirmative ou négative des jurés. Qui aurait voulu prendre un tel fardeau sur sa conscience ? Ils ont répondu négativement parce que, en un tel cas, ils ne pouvaient faire une autre réponse.

Vous me direz que le crime de la Kaïrova n’est pas un crime livresque, inspiré par l’imagination, qu’il n’y a là qu’une « affaire de femmes » très simple, très brutale, et que Welikanova était couchée dans le lit de Kaïrova. Voyez-vous cette dernière, s’arrêtant après avoir porté le premier coup et se sauvant ? Cela aurait très bien pu arriver. Et l’on vient vous demander : « Avait-elle l’intention d’égorger complètement ? » Eh bien ! et si prise d’horreur, après avoir frappé une seule fois, elle s’était tuée elle-même ! Si, au contraire, après avoir achevé sa victime, elle s’était acharnée sur le cadavre, lui coupant le nez, les lèvres, le cou ? Si ce n’était qu’après avoir décapité Welikanova, qu’elle eût compris ce qu’elle avait fait, quand on lui eût arraché des mains cette tête coupée ? Tout cela aurait pu arriver, être accompli par la même femme, dans la même disposition d’esprit, dans les mêmes circonstances !

Mais, me dira-t-on, alors on ne peut jamais porter un jugement sur un meurtre, si le crime n’a pas été suivi de la mort de la victime ou, au contraire, du parfait rétablissement de cette victime ? Je crois qu’il y a des cas où la volonté de tuer est évidente, même quand l’assassin n’est pas arrivé à ses fins. Je crois que la conscience des jurés a justement quelque chose à faire là et que la certitude leur dictera un verdict tout différent. C’est pour cela que je trouve excellente l’institution du jury. Somme toute, je crois que les erreurs sont rares. Le jury n’a qu’à éviter les excès de mansuétude ou de férocité. Il aurait plutôt tendance à pécher par mansuétude, par sentimentalité. Oui, et il lui est bien difficile de s’en défendre. La sentimentalité est à la portée de tout le monde. Elle est sympathique, elle est avantageuse, elle est commode et ne coûte rien.