Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/187

Cette page a été validée par deux contributeurs.
183
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Les bourgeois et les petits propriétaires. Y a-t-il longtemps que ceux-là sont des républicains si fervents ? N’étaient-ils pas les premiers à redouter la République ? Ils la confondaient avec le communisme, si dangereux pour eux. La Convention, pendant la première Révolution, a démembré la grande propriété et enrichi ainsi toute une légion de petits possesseurs terriens, les a si bien enrichis qu’ils viennent de payer sans sourciller une indemnité de guerre de cinq milliards. Mais tout en contribuant à un bien-être temporaire, cette mesure a paralysé pour longtemps les tendances démocratiques en augmentant exagérément l’armée des propriétaires et en livrant la France au pouvoir illimité de la bourgeoisie, la pire ennemie du peuple. Sans cette mesure, la bourgeoisie n’aurait jamais pu se maintenir à la tête du pays, où elle remplaça ses anciens maîtres, les nobles, tandis que le peuple devenait inconciliable. Cette bourgeoisie a fait dévier les idées démocratiques et les a changées en désir de vengeance. Si la France tient encore bon, c’est sans doute grâce à cette loi de nature qui veut qu’une poignée de neige ne puisse fondre avant un certain temps. Les bourgeois et les naïfs de l’Europe se croient, bien à tort, sauvés. Au fond, toute union a disparu. Une oligarchie n’a en vue que les intérêts des riches ; la démocratie ne se préoccupe que des intérêts des pauvres. Quant à l’intérêt universel, personne ne s’en soucie, qu’un certain nombre de rêveurs socialistes et de vagues positivistes qui exaltent des principes scientifiques destinés, d’après eux, à rétablir l’équilibre. Mais il est peu probable que la science soit en état d’entreprendre cette œuvre immédiatement. Est-elle de force à modifier la nature humaine et à prescrire de nouvelles lois à l’organisme social ? (Je m’abstiendrai pour l’instant d’affirmer que ce problème dépasse les forces de l’humanité.) Du reste, la science ne pourrait répondre, et il est clair que le mouvement est dirigé en France, comme partout, par des rêveurs qui sont un peu des spéculateurs : Ces rêveurs ont été dans leur droit en s’emparant de la direction du mouvement, car ils sont les seuls en France à se préoccuper de l’union de tous