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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


On ne pleure pas, bien entendu ! Cent quatre ans n’est-ce pas ! L’hôtesse a envoyé chercher des voisines, qui accourent. La nouvelle les a intéressées, distraites. Comme de raison on prépare le samovar. Les enfants, tassés dans un coin, regardent curieusement la grand’mère morte. Micha, tant qu’il vivra, se souviendra qu’elle est morte, la main sur son épaule ; quand il sera mort à son tour, personne ne se rappellera plus la vieille qui a vécu cent quatre ans. Et à quoi bon se la rappeler ? Des millions d’hommes vivent et meurent inaperçus. Que le Seigneur bénisse la vie et la mort des humains simples et bons !


II


considérations sur l’europe


En Europe et partout c’est la même chose. Les forces sur lesquelles nous comptions pour faire l’union, se sont-elles évanouies comme un vain mirage ! Partout la division et les petits groupements. Voilà une question qu’un Russe ne peut s’empêcher de méditer : d’ailleurs, quel est le vrai Russe qui ne pense pas avant tout à l’Europe ?

Oui, là-bas, tout semble aller encore plus mal que chez nous ; toutefois, en Europe, les raisons qui ont créé les petits groupements sont plus claires qu’en Russie. Mais n’est-ce pas encore plus désespérant ? C’est peut-être en ce fait que, chez nous, on ne sait trop bien découvrir où a commencé la désunion que réside encore un peu d’espoir ? On comprendra, peut-être, à la longue, que l’éparpillement de nos forces provient de causes artificielles, provoquées, et qui sait si l’accord ne se refera pas ?

Mais là-bas, en Europe, aucun faisceau ne se reformera. Tout s’est morcelé en factions non comme en Russie, mais pour des raisons claires et précises. Là-bas, groupes et

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